L’Arithmétique terrible de la misère – Catherine Dufour

En 2008, les éditions Le Bélial’ publiaient un premier recueil de nouvelles de l’autrice française Catherine Dufour, sous le titre L’Accroissement mathématique du plaisir. L’ouvrage mêlait des pastiches ludiques, des hommages inspirés, des textes de fantasy délurée, de fantastique urbain et de science-fiction réhaussée de cyber-sauce, le tout livré en un savant désordre et sans aucune logique interne apparente. Le lien se faisait dans le plaisir des mots que l’autrice a la réputation non usurpée de fort bien manier, et un désamour prononcé pour le happy end. Douze ans après, ce jeudi 10 septembre, le même éditeur propose un deuxième recueil de nouvelles écrites par l’autrice entre 2008 et 2019, sous le titre toujours aussi évocateur de L’Arithmétique terrible de la misère.

Si on ignore les deux nouvelles placées en appendice du recueil – j’y reviendrai – les quinze textes qui sont regroupés dans ce recueil s’inscrivent tous dans le registre de la science-fiction la plus pure et tracent une ligne droite entre aujourd’hui et ce futur sombre que l’autrice avait décrit dans ses deux romans cyberpunk Le Goût de l’immortalité et Outrage et rébellion. A l’opposé de L’Accroissement mathématique du plaisir, L’Arithmétique terrible de la misère offre une grande cohérence thématique et stylistique, au point qu’après lecture, il m’est difficile d’imaginer ces textes épars, publiés tels qu’ils l’ont été, dans telle anthologie, ou tel magazine. Sans grande surprise, c’est une palette de peintures dystopiques dont Catherine Dufour fait usage pour couvrir les murs de l’avenir. Le principe est commun à nombre d’auteurs de science-fiction qui réfléchissent au sens du présent : elle examine la société humaine du lundi, sa mécanique et ses travers, et imagine par glissement les impasses à venir dès le mardi. Et des impasses, il y en a : « il y a du moisi à faire germer », pour reprendre le mot de Sabrina Calvo. Le futur imaginé est proche, quelques dizaines d’années au plus, mais les lecteurs familiers de l’autrice verront très nettement se dessiner le chemin qui va de la sortie d’un restaurant guindé dans La Liste des souffrances autorisées publiée dans L’Accroissement mathématique du plaisir jusqu’aux sous-sols du Shanghai des années 2320 dans lesquels résonnera la musique de marquis et son groupe punk dans Outrage et rébellion. Il n’est pas strictement nécessaire d’avoir lu les deux romans pour apprécier le recueil, mais deux textes au moins y font référence : Sensations en sous-sol et En noir et blanc et en silence. Les autres nouvelles elles-mêmes bénéficient de l’éclairage du monde à venir car cet univers est celui de Catherine Dufour, il lui est propre. Ainsi, si certains textes sont présentés comme des émanations du groupe Zanzibar, et en ont la coloration, L’Arithmétique terrible de la misère est écrit « à la manière » de Catherine Dufour et elle seule.

« Je me suis rendu compte à quel point on marche en permanence sur des os. Dans les cendres jusqu’aux chevilles. »

Catherine Dufour définit elle-même son approche comme de la « science-friction ». Elle confronte le corps humain à la mécanique absurde des réseaux et des systèmes, intelligents ou non, qui déshumanisent plus qu’ils nourrissent et font de la solitude de masse le seul horizon ontologique. Et tout y passe, et tout accroche, râpe et déchire les chairs. Si certains ont cru pouvoir se sculpter des luttes réconfortantes et avancer que le monde d’aujourd’hui, et plus encore celui de demain, n’est fait que pour les riches, Dufour corrige les ambitions et dit qu’il n’est fait pour personne. Puissants ou misérables, la gangrène avance.

Le recueil s’ouvre avec Glamourissime sur un clin d’œil à la science-fiction du moment en invoquant l’invention de Ken Liu dans L’homme qui mit fin à l’histoire, celle qui permet d’aller consulter le passé et que Liu mettait dans les pattes des historiens. Et Catherine Dufour en fait un gadget commercial. A-t-elle osé ? Oui, elle a osé. C’est ainsi, il faut dire que « Kat » casse tout ce qu’elle touche. Avec la plume qu’on lui connait, le style ciselé, le sens de l’aphorisme cinglant et cet humour qui va éclairer jusque dans les contre-allées les plus sordides, elle dézingue méticuleusement les réseaux, nos pratiques de l’internet, les influenceurs, l’ASMR, la mode, la pub, l’industrie nucléaire, la politique des administrations, les biotechnologies, la violence, la vie, la mort. Pour paraphraser Boulet, lourd est le parpaing de Catherine Dufour sur la tartelette aux fraises de nos illusions.

« Le suicide, les tentatives de suicide – c’est mauvais pour la santé. »

Mais l’autopsie de notre réalité n’est jamais vaine. Catherine Dufour ne casse pas nos jouets pour le plaisir de nous faire chialer. Elle se livre à un commentaire critique, telle une historienne du futur. Elle désassemble avec la rigueur du médecin légiste les mécanismes qui aliènent, tord les ressorts des angoisses existentielles, pour reprendre en main le futur et le « désincarcérer », ainsi que le clame le minifeste zanzibarien. Il est à noter que dans L’Arithmétique de la misère, dont le sujet est l’aide aux migrants, elle se permet un message d’espoir. Profitez, ce sera le seul du recueil.  L’impression qui se dégage est finalement de lire non pas un recueil, mais un roman, ou tout du moins un fix-up, qui présente à travers une série de portraits une Histoire possible du futur dans lequel se débattent ses personnages. Et c’est là sa très grande qualité. J’avais apprécié L’Accroissement mathématique du plaisir, j’ai beaucoup aimé L’Arithmétique terrible de la misère dans la totalité de ces quinze textes pris comme un tout.

Revenons à l’appendice. Il contient deux textes, qui ne sont pas de la science-fiction. L’un est une biographie sexuelle d’Alfred de Musset, intitulée La vie sexuelle d’Alfred M. (comme celle de Catherine M.). Amusant sans plus. Le second est Coucou les filles. Que je n’ai pas aimé. Catherine Dufour le dit, elle ne voulait pas écrire ce texte misandre. Elle dit qu’il n’apporte rien à la littérature, pense que sa lecture n’est pas plaisante, doute qu’il ait le moindre intérêt. Je suis du même avis. Sur le mode American Psycho de Bret Easton Ellis, Catherine Dufour écrit un texte gore dans lequel elle décrit les sévices qu’une femme fait subir à ses victimes mâles. Il est question, en détails, de mutilations de toutes sortes. Je n’aime pas le gore et ne lui trouve aucun mérite artistique ou philosophique, quel qu’il soit. Je n’avais pas aimé American Psycho, je n’ai pas aimé Coucou les filles.


D’autres recensions : Le Dragon Galactique, le chien critique, le bibliocosme, Touchez mon blog, Le monde d’Elhyandra, Au Pays des Cave Trolls,


  • Titre : L’Arithmétique terrible de la misère
  • Auteur : Catherine Dufour
  • Publication : 10 septembre 2020 chez Le Bélial’
  • Nombre de pages : 384 pages
  • Format : papier et ebook

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