
Considérant le concert de louanges qui s’est abattu sur les blogs et les commentaires à la sortie de l’ouvrage de Ken Liu, la lecture de L’homme qui mit fin à l’histoire était indispensable. De mon côté, j’ai retardé le moment, en raison de la teneur pesante du thème abordé, à savoir les atrocités commises par le Japon pendant l’occupation d’une partie de la Chine durant la seconde guerre mondiale. Et de fait, on ne peut pas aborder ce livre comme une lecture divertissante. J’avais lu sur un blog une critique disant « la lecture de L’homme qui mit fin à l’histoire est très plaisante. » Non, la lecture de L’homme qui mit fin à l’histoire n’est pas plaisante. C’est un livre intelligent, réfléchi, équilibré dans son propos, réaliste mais dur et emprunt de pessimisme, voire d’une certaine dose de nihilisme, qui laisse peu d’espoir sur les valeurs intrinsèques à l’humain. En d’autres termes, c’est une lecture indispensable.
Evan Wei et Akemi Kirino, lui historien d’origine chinoise et elle physicienne d’origine japonaise, mettent au point une technologie basée sur l’intrication quantique et permettant non pas de voyager dans le temps comme on le lit ici ou là, mais d’observer le passé. Comme il s’agit de mécanique quantique et de superposition d’états, le fait même d’observer est un procédé destructif et chaque événement ne peut être vu qu’une seule fois par une seule personne.
Il faut rester prudent quand on raconte une histoire sur une terrible injustice. Nous adorons les récits, mais on nous a aussi appris à nous défier d’un locuteur unique.
Précision, on s’en tiendra là car il ne s’agit pas d’un livre de hard-SF qui va explorer les diverses interprétations et conséquences de la mécanique quantique. La même technologie sous la plume de Greg Egan aurait donné lieu à un livre très différent, dans lequel aurait été invoqués tour à tour l’interprétation transactionnelle de Cramer et les expériences d’Aspect, l’absorbeur de Wheeler et Feynman, ou la contrafactualité où des événements qui ne se sont jamais produits influent sur le résultat de l’observation. En bref, Egan aurait foutu en l’air toute possibilité d’observer un passé qui soit unique et non déterminé par le présent. Si cet aspect aurait pu contribuer au discours de Ken Liu sur la crédibilité des observations du passé, ce n’est pas le chemin qu’il a choisi de suivre. Il s’attaque à un sujet beaucoup plus sérieux.
Au milieu du XIXème siècle l’historien français Fustel de Coulanges écrivait « l’histoire n’est pas un art ; elle est une science pure, comme la physique ou la géologie ». Evan Wei étant spécialiste d’histoire japonaise, et d’origine chinoise, il va utiliser l’invention pour explorer les crimes japonais commis par l’Unité 751 créé par Shiro Ishii en 1932 et qui a pratiqué nombres d’horreurs sur des prisonniers chinois et coréens dans le but notamment de développer des armes bactériologiques. Je vous laisse faire de plus amples recherches sur le sujet sur le web, cette partie de l’histoire étant relativement peu connue de part le couvercle de plomb que les américains et les japonais ont imposé sur tout cela. Le japon n’a reconnu l’existence de l’Unité 751 qu’en 2002.
Parenthèse : je ne sais pas vous, mais moi si on me donnait l’occasion d’aller observer le passé, au lieu de me rendre dans un camp de concentration, j’irais plutôt voir les dinosaures brouter paisiblement au soleil sur les plaines de Gondwana. De plus, cela m’éviterait pas mal d’ennuis. Quoi que…
Car des ennuis, Evan Wei et Akemi Kirino vont évidemment s’en ramasser un paquet. C’est là que Ken Liu va rendre sa nouvelle brillante : dans l’exploration des conséquences politiques de cette invention, sous une question qu’on pourrait résumer à « à qui appartient le passé » ? En résumé, en faisant le choix de tenter de documenter cette période de l’histoire, Evan Wei a trouvé le moyen le plus sûr de se mettre tout le monde à dos, que ce soit ses collègues universitaires qui lui reprochent, à juste titre à mon avis, d’y envoyer des membres des familles de victimes plutôt que des observateurs objectifs et crédibles (entendez par là des professeurs d’université certifiés en histoire), les populations des pays concernés, et de manière plus radicale, les gouvernements concernés. Ken Liu a fait le choix très judicieux de présenter sa nouvelle sous la forme d’un documentaire. C’est évidemment très pertinent dans la forme comme dans le fond puisque cela lui permet d’exprimer différents points de vues et réflexions contradictoires. (On pourra juste regretter que les paroles attribuées aux gens de la rue soient toujours les plus caricaturales. de nombreux politiciens sont capables de bien pire.)
Je dois avouer avoir ressenti un certain malaise au milieu de ma lecture car sous l’impression que Liu se lançait dans un pamphlet historico-politique. Sauf que l’auteur est bien trop fin pour cela, et qu’il équilibre assez intelligemment son propos, sans rien retirer à l’horreur des faits. le coup de maître de Liu est à mon avis de réaliser que l’invention de Wei et Kirino, plutôt que de fournir à l’humanité les moyens d’observer objectivement le passé, fournit surtout aux gouvernements l’arme absolue pour l’effacer irrémédiablement.
L’homme qui mit fin à l’histoire mérite t’il toutes les louanges qu’il a reçu ? Oui. Est-ce une lecture plaisante ? Non. C’est une lecture qui secoue pas mal, et mon estomac ne s’est pas encore remis du coup de poing. Pas tant pour les pages qui décrivent l’horreur, à l’intérieur des bâtiments de l’Unité 751, mais pour la peinture acerbe qu’il fait de la politique mondiale qui balaye toute naïve aspiration à l’optimisme. Pertinent à un moment où certains hommes politiques en France nous proposent d’imposer dans les écoles l’enseignement du « grand roman national » en histoire.
Ce livre a été chroniqué par de nombreux lecteurs de SF. Voir par exemple les critiques d’Apophis, de l’Albédo, d’Aelinel, de Xapur, de Célindanaé, de Blog-O-Livre, de la lectrice hérétique, le journal d’un curieux, Le rêvélecteur, Ombre bones, Le Chroniqueur, le Dragon galactique,
Livre : L’homme qui mit fin à l’histoire
Collection : Une Heure Lumière (Le Bélial)
Auteur : Ken Liu
Publication : 2016- (VO 2011)
Langue : Français (traduction de Pierre-Paul Durastanti)
Nombre de pages : 112
Format : papier et ebook
Sur Amazon.fr : L’homme qui mit fin à l’histoire
Du coup, tu m’as mis le doute et je suis allée vérifier si ce n’était pas moi qui avait écrit cette terrible expression « lecture plaisante ». Heureusement, il n’en est rien. Entièrement d’accord avec ta critique. Merci pour le lien!
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Haha Je ne sais plus qui a écrit ça mais s’il ou elle passe par ici et se reconnait, je vais avoir des problèmes
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L’un des meilleurs livres que j’ai pu lire ces dernières années. Et un auteur qu’il me tarde de découvrir plus en profondeur. Malheureusement, j’ai encore trop de livres à lire avant de me lancer dans son oeuvre.
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Une bonne manière de le découvrir est par le recueil de nouvelles La Ménagerie de Papier. Non seulement, c’est bon mais très diversifié.
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C’est, avec « Le Regard », l’un des prochains livres que je souhaiterais lire de lui. Va falloir que je me dépêche dans mes autres lectures 😉
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Hmmmm…c’est dommage. Le regard est ce que j’ai lu de moins bon de lui. Mais bon, cela reste un avis personnel.
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Il me semble que les paroles des gens de la rue sont de vraies citations collectées sur internet et à la télévision. Ce qui rends ça encore plus glaçant.
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Ah oui ? C’est malheureusement tout à fait possible.
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Je confirme, ce sont effectivement des propos tout à fait réels constatés par Ken Liu.
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Flippant !
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Merci pour le lien 🙂 Je rejoins totalement ton avis !
Après non ce n’est pas une lecture plaisante à cause du sujet traité mais j’ai personnellement pris du plaisir à lire ce roman pour son intelligence, les réflexions auxquelles l’auteur invite et sa forme originale. Peut-être que l’expression utilisée vient de là ?
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