Le Goût de l’immortalité – Catherine Dufour

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Catherine Dufour écrit des livres. L’année dernière, j’ai lu et chroniqué Outrage et rébellion de Catherine Dufour. Hier, j’ai lu Le goût de l’immortalité, qui est une lettre écrite en 2304, soit quelques années avant le documentaire Outrage et rébellion qui témoigne d’événements se déroulant dans les années 2320. On peut les lire indépendamment, comme je l’ai fait, car Le goût de l’immortalité et Outrage et rébellion n’ont en commun que l’univers dans lequel ils se déroulent. Seulement en partie d’ailleurs, puisque Le goût de l’immortalité fait le récit du basculement entre deux mondes, celui d’avant qui est celui de notre présent légèrement plus pourri de quelques années (un siècle) et celui d’Outrage et rébellion deux cents ans plus tard, et donc plus pourri encore. Le goût de l’immortalité et Outrage et rébellion sont des romans de cyberpunk à tendance « no-future » pour l’outrage et « futur de merde » pour l’immortalité. Catherine Dufour a beau, de nos jours, essayer de sauver son âme au sein du collectif Zanzibar qui tente de « désincarcérer le futur », vu comment elle l’a salement amoché dans Le goût de l’immortalité et Outrage et rébellion, ajouter 42 volumes de solarpunk à sa bibliographie ne ferait qu’allumer une loupiote dérisoire au milieu d’un océan de noirceur. Et quand bien même réussirait-elle à le réanimer, ce ne serait plus qu’un futur zombie.

Catherine Dufour écrit des livres. Elle les écrit bien.

« J’hésite sur la forme. Quant au fond, je peux déjà vous promettre de l’enfant mort, de la femme étranglée, de l’homme assassiné et de la veuve inconsolable, des cadavres en morceaux, divers poisons, d’horribles trafics humains, une épidémie sanglante, des spectres et des sorcières, plus une quête sans espoir, une putain, deux guerriers magnifiques dont un démon nymphomane et une… non, deux belles amitiés brisées par un sort funeste, comme si le sort pouvait être autre chose. À défaut de style, j’ai au moins une histoire.»

Amusant, ce petit éclat de coquetterie : « À défaut de style ». Catherine Dufour a du style. Elle le travaille. Elle est même connue pour ça, le style, et elle en joue des figures comme en témoigne cet inventaire en forme de gradation régressive. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir des histoires. Catherine Dufour manie l’aphorisme comme le duc d’York manie l’épée à Azincourt. Ça tranche et ça met en déroute. Un livre de Catherine Dufour est un voyage littéraire, qu’on suit au long des phrases ciselées, modelées dans l’athanor, trempées, battues sur l’enclume, sans peur d’en faire trop (elle en fait parfois trop mais pourquoi se priver tant qu’on s’amuse ?). Pour Outrage et rébellion, Catherine Dufour s’inspirait pour la forme du Please Kill Me de Gillian McCain. Pour Le goût de l’immortalité, elle s’inspire de Les Mémoires d’Adrien de Marguerite Yourcenar. La narratrice y raconte les événements qui ont marqué sa jeunesse, au début du XXIIè siècle à Ha Rebin en Mandchourie, et qui ont conduit le monde à être ce qu’il est au XXIVè. Elle y raconte sa vie, pourquoi à deux cents ans passés elle a toujours le corps d’une fillette de sept ans. Elle y raconte sa rencontre avec cmatic, l’entomologiste de l’ancien monde qui a mis les deux pieds dans une très sale affaire où les manipulations génétiques visant à créer une forme racialement discriminante de paludisme rencontrent les intérêts politiques et industriels. Elle y raconte la survie de chang, jeune femme du nouveau monde qui a fuit les épidémies en se cachant dans les sous-sols des cités et doit maintenant vivre l’enfer qui s’y ouvre sous ses pieds. Cmatic témoigne du monde qu’on quitte, chang du monde qui vient.

Catherine Dufour écrit des livres. Le goût de l’immortalité est sa première incursion dans le domaine de la science-fiction. Le monde du futur qu’elle imagine est déjà mort, ravagé par la pollution et les épidémies. Oubliez les écrans de télévision, le ciel au-dessus de Ha Rebin sera couleur pissotière de dispensaire. Le génie génétique est parti en vrille et on se tripatouille le génome comme on prend sa revanche sur l’histoire. La société se scinde verticalement. Les villes s’élèvent en tours de riches et se creusent en trous de pauvres. Avant, Catherine Dufour écrivait de la fantasy. Ces deux mondes cohabitent dans le roman. L’enfer techno-biologique voit naître en réaction des sorcières et des démons qui vous promettent un autre enfer. Des morts-vivants rêvent de corps électriques. Des personnages brisés dans un monde en déliquescence. Le talent de Catherine Dufour est d’animer cet univers et d’y plonger sans respirateur ni masque son lecteur. Catherine Dufour écrit des livres qui ne respectent pas les gestes barrière.

Le goût de l’immortalité est une fresque cyberpunk, un avenir cauchemardé, qui est à l’imagerie du futur ce que la vision de Jérôme Bosch était au bestiaire chrétien du XVè siècle. Ce roman est puissant. Catherine Dufour écrit des livres.

Le roman a remporté une floppée de prix (Bob-Morane, Rosny aîné, Lundi, Imaginaire).


D’autres ont lu le livre de Catherine Dufour : Gromovar, RSFblog, Nevertwhere,  Le chien critique, 233°C, Les chroniques du chroniqueur, Weirdaholic,


Titre : Le Goût de l’immortalité
Autrice : Catherine Dufour
Publication : octobre 2005 chez Mnémos
Nombre de pages : 256
Format : Grand format, poche, ebook


24 réflexions sur “Le Goût de l’immortalité – Catherine Dufour

      1. Oui. Mais en général, de que j’observe (et donc point de vue partiel) quand on parle de dystopies, on pense plutôt spontanément aux auteurs britanniques ou américain avec la « trilogie » Fahrenheit, 1984 ou Le meilleur des mondes. Je trouve que ce livre n’a pas à rougir de la comparaison.

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  1. Ai adoré ce roman dévoré il y a une décennie. Le cycle « Quand les Dieux buvaient » est également un régal , humour ravageur et style que je ne saurais mieux analyser que toi. Merci pour cette critique, c’est un roman marquant, indispensable pour découvrir cette grande dame, Merci pour l’existence de ton blog, la qualité de tes critiques et la pertinence de tes choix.

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