Des nouvelles de Bifrost (n°114)

Le numéro 114 de la revue Bifrost, consacré à l’auteur britannique Iain M. Banks, est sorti hier dans toutes les bonnes librairies. Il livre, comme à l’accoutumée, son lot de nouvelles inédites, ou pas. Nous y découvrons Les Nuits de Belladone d’Alastair Reynolds, Quelque chose dans l’air de Carolyn Ives Gilman, Roger Will Comply de Jean Baret, et Descente de Iain M. Banks. Ces quatre nouvelles ont la particularité de toutes relever du space opera, genre dans lequel Iain M. Banks s’est particulièrement illustré. Ce dernier n’a écrit que peu de nouvelles et toutes ont été traduites et publiées en français, la plupart dans le recueil L’Essence de l’art paru en 2010 aux éditions Le Bélial’. Ainsi Descente n’est pas un texte inédit mais provient de ce recueil.

Les Nuits de Belladone – Alastair Reynolds

Cette nouvelle s’inscrit dans le cycle dit de La Maison des soleils, composé de trois textes : la novella La Millième nuit (publiée en août 2022 dans la collection Une Heure Lumière chez Le Bélial’), le roman La Maison des Soleils (publié en avril 2024 chez Le Bélial’), et la nouvelle Les Nuits de Belladone. Sachez que si la novella et le roman peuvent se lire indépendamment bien que l’ordre de lecture ci-dessus est préférable, il faudra lire la nouvelle après avoir lu le roman, sinon les enjeux vous échapperont.

Les événements racontés dans ce cycle se déroulent dans un avenir très lointain. L’humanité a colonisé les galaxies sans rencontrer d’autres formes de vies intelligentes. Mais l’univers est vaste et soumis aux lois de la physique qui interdisent le voyage plus rapide que la vitesse de la lumière. Les contacts entre les différentes branches de l’humanité dispersée sont donc rares et espacés dans le temps par des milliers, voire des centaines de milliers d’années. Certains individus ont choisi de se cloner pour former des lignées d’êtres quasiment immortels qui parcourent l’univers en glanant des informations sur l’apparition et la disparition des civilisations intergalactiques et témoignent de la destinée humaine. Bénéficiant d’une technologie très avancée, ces lignées paraissent presque des dieux aux yeux des autres humains. L’histoire, celle de la novella comme celle du roman, est centrée autour d’une de ces lignées constituées de 1000 clones d’Abigail Gentian, dont les membres parcourent l’univers à bord de gigantesques vaisseaux et se réunissent tous les deux cent mille ans lors de grandes retrouvailles pendant lesquelles ils partagent leurs souvenirs durant 1000 nuits. La novella et le roman s’intéressent à la lignée Gentiane. Mais d’autres lignées existent. Les Nuits de Belladone raconte l’histoire de l’une d’entre elles, et ce n’est pas très joyeux. La nouvelle a été très joliment traduite par Laurent Queyssi.

Quelque chose dans l’air – Carolyn Ives Gilman

Voici une nouvelle que j’avais lue en VO dans l’anthologie de hard-SF Mission Critical de Jonathan Strahan et chroniquée il y a cinq ans. Je terminais ma chronique par ces quelques mots sibyllins : « Si les béliaux ont l’envie de publier une autre bonne nouvelle de Carolyn Ives Gilman dans les pages de Bifrost, Something in the air me semble un bon choix ». Comme quoi les béliaux sont durs de la feuille mais avec de la patience et un peu d’insistance, on arrive à leur faire entendre raison. Plutôt que vous renvoyer vers ma chronique de l’époque, je la reproduis ci-dessous.

Le Tangier est un vaisseau d’exploration scientifique qui a voyagé pendant 12 années vers T46C, une jeune étoile bleue. Il s’agit d’un navire de petite taille, qui n’emporte que six personnes en sommeil cryogénique. En plus des trois membres composant le personnel de navigation, trois scientifiques complètent l’équipage : Willem (astrobiologiste), Gifford (géologue), et Mariela (astrophysicienne).  C’est depuis la Terre que Mariela a commencé à étudier le spectre de lumière émise par l’étoile. Confondant les scientifiques par son instabilité, il constitue un des mystères qui ont motivé la mission du Tangier. Mariela a proposé un modèle mathématique qui implique que l’étoile se trouverait dans un état d’indétermination quantique, oscillant en permanence, et se comporterait comme un seul atome. L’autre versant du projet scientifique qui guide la mission est l’étude d’une planète rocheuse découverte dans la zone d’habitabilité lors du premier passage du Tangier. C’est le projet de Willem. Il leur faudra se mettre d’accord sur le déroulement de la mission en définissant les priorités malgré leurs intérêts divergents et des personnalités qui ne manqueront pas de s’opposer.

Dès leur arrivée dans le système, l’étrangeté de T46C devient énigme. L’étoile ne se comporte plus comme observé précédemment. Pour décrire ce phénomène, Mariela le compare à la réduction du paquet d’onde en mécanique quantique, processus qui intervient lorsque l’on observe une particule, fixant ainsi le résultat de la mesure. La planète de Willem ne tient pas ses promesses mais Mariela découvre une anomalie qui se révèle être une autre planète, montrant des caractéristiques intéressantes, dont la présence d’une atmosphère respirable. Ce qu’ils découvriront sur place remettra en question leur perception de l’univers.

Dans Quelque chose dans l’air, Carolyn Ives Gilman se saisit d’un concept scientifique, l’interprétation de von Neumann-Wigner de la mécanique quantique, et en explore les conséquences comme l’avait fait Egan de manière très différente dans le roman Isolation. L’interprétation de von Neumann-Wigner en mécanique quantique est l’équivalent de l’hypothèse de Sapir-Whorf en linguistique. On sait que ça ne marche pas, mais ça fait de bonnes histoires de SF. Dans cette interprétation, la conscience est responsable de la réduction du paquet d’onde du système observé. L’intervention d’un observateur conscient détermine donc le résultat de l’observation. Carolyn Ives Gilman pousse les choses un peu plus en invoquant la conscience de l’observé et son rapport à l’observateur, se rapprochant des théories sur l’holomouvement et de l’ordre implicite du physicien David Bohm. De manière un peu plus terre à terre, ce que Carolyn Ives Gilman propose dans Quelque chose dans l’air est une illustration extrême de la perturbation irréversible des écosystèmes étrangers par l’explorateur humain.

Carolyn Ives Gilman propose une nouvelle de hard-SF très réussie, riche et dense, qui mêle habilement aventure scientifique spatiale et réflexion sur la conscience et la perception de l’altérité dans les recoins les plus étranges de notre l’univers.

La traduction est de Pierre-Paul Durastanti qui a dû bien s’amuser tant le texte regorge de termes très techniques.

Roger Will Comply – Jean Baret

Fidèle à lui-même, c’est le ton de l’humour qu’adopte Jean Baret pour raconter l’histoire d’un duo de « sans-dent », des déclassés au sein d’un empire galactique capitaliste. Roger est laveur de vitre dans une station orbitale et Lycos est un homme chien, « une créature sortie d’un labo à la con ». Tous deux sont désabusés et vont lancer une rébellion désespérée et sans avenir, à moins que… Les références à la science-fiction apparaissent en pagaille au sein de ce texte dont le ton humoristique accompagne le propos, pourtant grave.

Descente – Iain M. Banks

Je vous avais déjà parlé de cette nouvelle dans le cadre d’un article sur l’IA dans l’armure. Voilà ce que j’en disais. Publiée originellement en 1987 dans l’anthologie Tales from the Forbidden Planet chez Titan Books, la nouvelle a été traduite en français par Sonia Quémener et publiée dans le recueil L’essence de l’art chez Le Bélial’ (2010). Le texte s’inscrit dans le cycle de la Culture, mais uniquement à la marge à travers quelques détails que les afficionados reconnaitront comme les mentions d’Orbitales, ou de missiles couteaux. Sa thématique centrale est en effet assez éloignée de celles qu’on rencontre dans le cycle. L’histoire est celle d’un homme (une identité à considérer au sens large dans l’univers pan-humain de la Culture) et de son scaphandre intelligent luttant pour leur survie. Suite à l’attaque surprise de leur module de transport par un missile, ils se sont crashés sur une planète étrangère, dénuée de vie et d’atmosphère respirable. L’homme est blessé, et a perdu connaissance plusieurs jours. Le scaphandre a subi d’importants dégâts et ses capacités de rechargement sont limitées par le faible éclairement de la planète. Ils dépendent l’un de l’autre pour se mouvoir à tour de rôle avec l’espoir de rejoindre la base qui était leur destination et qui se situe à un millier de km, soit une quarantaine de jours de marche. Le scénario rappelle celui de la nouvelle Marche au Soleil (1991) de Geoffrey A. Landis (l’IA en moins) ou encore Helstrid (2019) de Christian Léourier (si on remplace le scaphandre par un rover). Il y a évidemment un twist final. Très beau texte !


Ce numéro s’avère donc être un très bon cru en matière de fictions, quand bien même il manque un peu de Ray Nayler…


7 réflexions sur “Des nouvelles de Bifrost (n°114)

  1. Résumés plus qu’alléchants !

    Je me demandais juste s’il y a eu une démonstration que l’interprétation de von Neumann-Wigner ne marchait pas ? J’avais l’impression que justement c’était impossible (ou très complexe) de la prouver ou de la réfuter expérimentalement. C’est juste que j’aime tellement l’idée que ça me fait limite de la peine à chaque fois que je lis que cette interprétation est fausse.

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    1. Tu as parfaitement raison, il n’existe pas (à ma connaissance) de démonstration expérimentale confirmant ou infirmant cette interprétation, car somme toute, il ne s’agit pas d’un argument physique mais philosophique qui ne se discute véritablement qu’en terme philosophique. Et ça rejoint ce vieux débat qui est de savoir si la Lune existe quand on cesse de la regarder. Tout tient dans la définition de ce qu’est une observation. Dans l’interprétation de Copenhague, très largement acceptée, il s’agit simplement d’une interaction avec un autre système quel qu’il soit. Il n’y a donc pas besoin d’une conscience.

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      1. Bonjour, non, en effet aucune preuve ni dans un sens ni dans l’autre. La conscience est l’un des problèmes les plus difficiles et pour la science et pour la philosophie. Voir par exemple bien entendu Vision Aveugle de Peter Watts et David Chalmers en philosophie.

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          1. En effet probablement parce que c’est un philosophe analytique. Même de nos jours la France fait de la résistance envers la philosophie analytique: trop coupeuse de cheveux en 4, trop sèche, bref trop analytique. Et encore Dennett n’est pas le moins bien loti, plusieurs de ses livres ont été traduits.

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  2. Je note (mais pas que) pour la nouvelle d’Alastair Reynolds car je viens de lire et adorer la Millième nuit et que je compte bien poursuivre l’aventure. Je vais déjà aller m’acheter le roman mais ça pourra bien compléter 😀

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