Too Like The Lightning (Trop semblable à l’éclair) – Ada Palmer *****

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Too Like The Lightning (2016) est le premier roman d’Ada Palmer, diplômée d’un doctorat d’Histoire à Harvard, et professeure d’histoire spécialisée sur la Renaissance à l’université de Chicago. C’est aussi le premier livre d’un cycle de quatre romans, Terra Ignota, et qui fonctionne en duo avec Seven Surrenders (2017), le deuxième tome. C’est, sans aucun doute, un livre qui polarisera fortement le lectorat, certains crieront au génie, d’autres ne le finiront pas. Avant de te lancer dans cette lecture, tu dois savoir que ce n’est pas un livre que tu liras à demi ensommeillé à la plage. C’est un livre érudit, comme peuvent l’être les livres d’Umberto Eco ou, en SF, Latium de Romain Lucazeau, et qui demande une lecture très attentive. Tout d’abord parce que c’est un livre qui parle de philosophie, celle du siècle des lumières. Y sont cités Adam Smith, Thomas Paine, Voltaire, Diderot, Rousseau ou encore le Marquis de Sade. D’autre part, parce que le style d’Ada Palmer y est très dense. Il y a une idée importante par phrase, et tu reliras certains passages plusieurs fois afin de tout absorber. Enfin, il y a de nombreux personnages, dont le genre et les noms changent en fonction des personnes qui parlent (Voir plus loin).

L’histoire des deux livres Too Like The Lightning et Seven Surrenders se déroule en 7 jours et débute le 23 Mars 2454. Elle est racontée sous la forme d’un compte rendu des événements qui ont amené à la chute du système politique en place sur Terre. Le monde est très différent de celui que nous connaissons. Les sociétés humaines sont organisées suivant des schémas inspirés des grands utopistes du siècle des lumières. Il n’y a plus de nations géographiques, mais sept ruches (Hives) auxquels les citoyens choisissent d’appartenir. Il y a les Humanistes, les Utopistes, les Maçons, … ainsi qu’une partie de la population qui se déclare sans ruche (Hiveless). Toutes les ruches sont regroupées sous l’égide d’un pouvoir central, l’Empire de Romanova. La famille nucléaire n’existe plus, mais les individus se regroupent en maison familiale (bash), pouvant comprendre plusieurs couples, et les enfants y sont élevés en commun. C’est aussi une société dans laquelle les religions organisées sont interdites, et tout regroupement de trois personnes ou plus discutant ouvertement de religion est puni par la loi. Mais chacun a le droit d’avoir ses propres convictions et sa propre foi. Il existe ainsi des conseillers, les sensayers, qui sont des sortes de prêtres personnels, que l’on peut rencontrer lors de séances en tête à tête pour discuter de théologie, aborder les grandes questions qui assaillent l’humanité depuis toujours. Leur rôle n’est pas de vous convertir à une foi plutôt qu’une autre, mais de vous présenter toutes les croyances et réponses possibles. Tout comme les religions organisées, le genre est mal vu. Les pronoms de genre ne sont plus utilisés et personne n’est défini comme homme ou femme, mais de manière neutre. Seuls « They » ou « Them » sont désormais acceptés pour parler de quelqu’un. Et enfin, c’est une société dans laquelle toute personne est équipée à l’oreille d’un traceur, qui est un appareil qui, comme un téléphone portable, permet de communiquer avec une autre personne, soit oralement soit par messagerie, de faire des recherches en ligne, qui mesure votre rythme cardiaque et appelle les secours s’il décèle un problème, mais qui, surtout, permet de vous localiser à chaque instant de votre vie. Comme un téléphone portable en fait. Sauf dans certains cas particuliers, il est interdit de désactiver son traceur.

Le narrateur et auteur du compte rendu est Mycroft Canner, criminel purgeant une peine à vie de service public, qui à cette époque remplace la prison. Cela fait de Mycroft ni plus ni moins qu’un esclave moderne, au service de toute personne faisant appel à ses services, interdit de possession personnelle, de liberté, et rétribué uniquement par un repas. Mycroft sera votre guide à travers cette société des plus étranges et vous suivrez page après page les événements dont il a été le témoin. Ce récit, Mycroft le fait en interpellant régulièrement son lecteur, comme le fait Jacques dans Jacques le fataliste et son maître, et comme je le fais depuis le début de cette chronique. Le roman brise ainsi le fameux quatrième mur de Diderot. De plus, Mycroft, lui, se permet d’utiliser les pronoms de genre, ce dont il discutera plusieurs fois avec son lecteur. Il appellera ainsi un tel « il » et une telle « elle ». Mais rapidement, tu comprendras qu’il ne le fait pas en fonction du genre biologique de la personne, mais en fonction de son caractère exprimé.

You are alive today for a reason, Mycroft, and it isn’t shoveling shit.

Ce n’est pas tout, Mycroft n’est pas vraiment comme les autres condamnés avec lesquels il partage certaines tâches, comme nettoyer les égouts de Marseille. Il possède un niveau d’accréditation qu’aucun autre citoyen, ni même la plupart des hommes politiques, n’ont et qui lui permet d’avoir accès à nombre d’informations classées. Pourquoi ? On ne le sait pas dans ce premier volume, mais cela lui donne une sorte d’omniscience, tout comme Mycroft Holmes, le frère du fameux Sherlock, qu’il va partager avec le lecteur, mais aussi avec beaucoup d’autres personnes. Mycroft est ainsi constamment appelé au service des grands de ce monde pour leur faire profiter de ses talents. Et ils sont nombreux, ses talents et ceux qui vont l’exploiter plus ou moins sympathiquement. Et c’est bien sûr cela qui lui a permis d’être le témoin des événements relatés dans le roman. Quel crime a donc commis Mycroft Canner pour en arriver là ? Tu le sauras, cher lecteur, mais il te faudra attendre la moitié du livre pour l’apprendre. Et je te promets que c’est au delà de ce que tu imagines.

Le récit de Mycroft va suivre deux arcs narratifs. Le premier est celui du jeune Bridger, enfant de 13 ans, protégé depuis des années du monde extérieur par Mycroft et Thisbe Sanneer, de la maison Sanneer-Weeksbooth qui gère le système de transit sur la planète, et de la ruche des Humanistes. Bridger est un miracle. Ce petit garçon peut donner vie aux objets inanimés sans que cela ne semble pouvoir être expliqué par la science. Dans un monde obsédé par les questions théologiques, la découverte de ce petit garçon pourrait provoquer bien des déraillements, et lui causer bien des soucis.

Le second est une enquête sur le vol de la liste des sept-dix, à savoir les sept personnes les plus influentes du monde et des trois possibles prétendants, avant sa publication par le journal Black Sakura. Tu souris, lecteur, mais sache que cette liste détermine vers quelle affiliation vont aller les jeunes gens en âge de se choisir une ruche, et donc la population de chaque ruche, son nombre de sénateurs, son pouvoir économique, la possession des terres, son influence sur le monde, et le résultat des élections. Il s’agit donc d’un acte politique majeur dans cette société utopiste.

Le roman d’Ada Palmer se présente comme un roman de soft SF dans lequel les technologies sont très développées. On parle de voitures volantes permettant de faire le tour de la planète en quelques heures, de système de transit globalisé, de surveillance de masse, de manipulations génétiques, de robots, de créatures artificielles, d’ascenseurs spatiaux et de terraformation de Mars. Mais c’est avant tout un roman philosophique qui se développe autour des intrigues politiques dans lesquelles trempent les grands de ce monde. Un deuxième niveau de lecture est accessible si on fait attention aux philosophes dont Ada Palmer parle et à ce qu’il se passe dans l’histoire. Elle opère une mise en parallèle du récit et des idées philosophiques des lumières. Ainsi le traitement diffère si elle parle de Voltaire ou de Sade. Le récit sert d’illustration.

Tu suis toujours ? Bien.

I said on your knees, bitch, now!

Parce qu’en fait, s’il y a bien une erreur qu’il ne faut pas commettre dans la lecture de ce roman, c’est de trop préjuger de ce qu’il est et de ce qu’il n’est pas. Ada Palmer est d’une perversion absolue et est passée maîtresse de la manipulation. Au début du livre, vers la page 80, Mycroft et quelques hommes politiques se voient présenter les listes des 7 personnalités les plus influentes qui vont être publiées par les principaux journaux de la planète. Ada Palmer propose dans son livre cette liste sous la forme d’un tableau. Ce que Mycroft commente en affirmant que toute personne n’y voit que ce qu’il ou elle veut y voir. Il fait alors le pari de te raconter, à toi lecteur, comment tu as lu ce tableau. Passé ce moment de surprise face à l’audace d’Ada Palmer, j’ai scruté le tableau, puis repris ma lecture. En ce qui me concerne, Mycroft a parfaitement décrit, effectivement, la façon dont j’ai lu le tableau et les impasses que j’ai faites. J’espère que cela fonctionnera aussi pour toi qui me lis, car la sensation provoquée est saisissante et on ne peut s’empêcher de tourner la tête pour regarder derrière son épaule. Normalement, ce passage du livre devrait déclencher quelques alarmes chez le lecteur attentif. Pas chez moi, je suis trop naïf. Ce que dit réellement ce passage du livre, c’est qu’Ada Palmer va te manipuler pendant tout le reste du bouquin, et de la manière la plus sournoise qu’il soit : non pas en te menant sur de fausses pistes, en te livrant de fausses informations mais, sur le principe du « show, don’t tell », en te laissant te forger tes propres interprétations, ton propre système de croyance, tisser ta propre toile de mensonges. Et une fois qu’elle t’y sait  confortablement installé, va déchirer tout cela d’un souffle. Ce livre a des fulgurances vertigineuses. Pendant ce temps, le roman va parcourir tout un arc, t’emmenant depuis les terres heureuses de l’utopie vers les marécages sombres de la dystopie. Et quand je dis sombre… ce roman est méchant. Sérieusement ! Jusqu’à aller flirter parfois avec l’horreur.

En conclusion

Ce roman a tout du chef-d’oeuvre, mais ce premier tome ne constitue que la moitié de l’histoire. C’est une mise en place qui ne trouve aucun dénouement propre. Tout va se jouer dans la suite, Seven Surrenders. Il est fort possible que nous tenions là une oeuvre majeure de la SF moderne. Ada rules !

Les éditions Le Bélial ont acquis les droits de traduction de l’ensemble de la série Terra Ignota. La traduction a été confiée à Michelle Charrier, qui avait déjà signé celle très réussie de Le Poumon Vert d’Ian R. MacLeod,  Les titres et dates de sortie sont :

Trop semblable à l’éclair (24 octobre 2019)
Sept redditions (28 mai 2020)
La Volonté de se battre (2021)
Peut-être les étoiles (2022)


D’autres avis de lecteurs : sur la VO,  Gromovar, Cédric Jeanneret, et Nicolas Winter sur Just a Word, de Lianne sur De Livres en Livres, et sur la VF, Les notes d’Anouchka, Au pays des Cave trolls, Les chroniques du chroniqueur, Nevertwhere, Le dragon galactique, Le syndrome Quickson, Les lectures du Maki, Ombre Bones, la grande bibliothèque d’Anudar, Lohrkan. Mais tout le monde n’a pas aimé : L’Ours inculte,


Livre : Too Like To The Lightning
Série : Terra Ignota (1/4)
Auteur : Ada Palmer
Publication : 2016
Langue : Anglais
Traduction : Michelle Charrier en 2019 chez Le Bélial
Nombre de pages : 534
Prix : John W. Campbell Award (2017) et Compton Crook Award (2017

Sur le site de l’éditeur en VF : Trop semblable à l’éclaire


38 réflexions sur “Too Like The Lightning (Trop semblable à l’éclair) – Ada Palmer *****

  1. Je l’ai acheté en VO également. Et j’avoue que je ne l’avais pas lu car peu de temps après j’ai appris la parution chez Le Bélial. Je rongeais mon frein en attendant, me consolant sur une superbe traduction…
    Jusqu’à aujourd’hui.
    C’est vraiment CRIMINEL!!!! Comment oses-tu me tenter ainsi en disant comment c’est super… je ne vais pas résister moi…. 🙂

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    1. Très honnêtement, le problème de la VO sur ce livre, c’est qu’il est difficile à lire. Personnellement, j’ai souffert, notamment au début du livre, et mon rythme de lecture a été très ralenti. Alors que je suis censé être bilingue… Ça m’a bien calmé pour le coup.

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  2. Bonjour,

    Ton avertissement à propos du niveau d’anglais nécessaire pour profiter de ce livre me fait un peu peur : je ne suis pas fluent in English (en tout cas pas à l’oral), et la lecture me prend à peu près deux fois plus de temps qu’en français, mais quand je peux j’aime mieux lire les bouquins de SF en VO.
    D’une part je suis souvent déçu par les traductions (pas forcément la faute des traducteurs, mais je trouve que l’anglais se prête mieux à l' »invention » de néologismes, peut-être grâce à une utilisation plus flexible des mots-valise – à moins que ce soit simplement que ces néologismes me gênent moins dans une langue qui n’est pas la mienne?).
    D’autre part, depuis que je me suis (re)mis à lire en anglais je m’aperçois que je lis souvent trop vite en français (quand je suis dans le feu de l’action, ou au contraire quand je trouve une digression un peu longue, j’ai tendance à lire en diagonale, en « photographiant » une phrase voire un paragraphe). En anglais le fait d’avoir plus de mal à saisir le sens d’une phrase sans en lire tous les mots m’oblige à être plus attentif aux détails et finalement à mieux profiter de l’univers de l’auteur et de la qualité de sa langue.
    Dernier argument pour la version anglophone, l’offre est beaucoup plus riche qu’en français, et on ne risque pas de voir la parution d’un cycle interrompue après un ou deux tomes faute de traduction…

    En fait je suis passé à l’anglais l’année dernière quand après avoir lu les deux premiers tomes de The Expanse en français je n’ai pas eu la patience d’attendre la traduction des suivants et j’ai lu les tomes 3 à 6 en anglais (ils m’ont un peu déçu par moments, mais pas au point de m’arrêter en route). Depuis j’ai lu en anglais House of Suns d’Alastair Reynolds, les deux tomes parus de Luna de Ian McDonald (que je te conseille !), le cycle complet du Requiem pour l’homo sapiens de David Zindell (à partir de Neverness), et quelques autres bouquins moins marquants. Le tout sans difficulté majeure – du moins sur liseuse, avec la possibilité de faire appel au dictionnaire quand nécessaire (finalement pas si souvent).
    Les seuls livres de SF que j’ai lus récemment en français sont ceux de Lucazeau (évidemment), et il y a quelques années le cycle de Pandore de Hamilton (c’était mon retour à la SF).

    Bref, après cette digression et au vu de la liste des bouquins que j’ai lus en anglais, penses-tu que je vais franchement galérer à lire Ada Palmer ?

    PS : bravo pour ton blog et pour la qualité de tes critiques, et merci pour les idées de lecture. Je suis en train de redécouvrir la SF après une quasi-interruption d’une vingtaine d’années (si, si…) donc j’ai tout une culture à me refaire, et vos blogs me sont précieux (je fréquente aussi celui d’Apophis).

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    1. Bonjour Yves.
      Pour que tu puisses te faire une idée, j’ai vécu aux US, depuis 20 ans je travaille tous les jours en anglais, je lis quasiment tous mes livres en anglais et j’ai souffert sur le premier tiers du livre. C’est en SF, ce que j’ai lu de plus difficile en anglais. A toi de voir si tu as envie de tenter. C’est un excellent livre donc ça vaut le coup mais ce serait dommage d’en être dégouté.

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      1. Merci pour ta réponse.

        J’ai pu feuilleter les premiers chapitres en anglais sur le site d’amazon. Effectivement c’est un peu ardu. Mais pas inabordable à condition d’être prêt à y passer du temps. En tout cas pas au point de risquer d’être dégouté :).
        Et puis, le troisième tome est déjà paru, alors que tu n’annonces la publication en français que des deux premiers, en 2019… Au risque de devoir encore attendre la suite longtemps, voire d’être déçu si elle n’est jamais traduite : ça ne serait pas le premier cycle dont la traduction serait abandonnée en cours de route (cf. celui de Zindell dont je parlais dans mon message précédent et dont les lecteurs francophones n’auront probablement jamais la chance de lire la fin), ou prendrait plusieurs années de retard.

        Je vais peut-être me lancer. En tout cas je mets ce bouquin dans ma liste de lectures à venir, probablement avant 2019 et donc en anglais !

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        1. Oui, il faut être prêt à y passer du temps. Il y a des phrases que j’ai dû relire plusieurs fois pour ne pas faire de contre sens. Et comme je le disais, c’est surtout sur le premier tiers que c’est ardu. Ça se calme après, et on s’habitue au style.

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  3. J’aurais du lire ton article avant de me lancer !
    Le fait est que j’ai plongé à l’aise avec  » Latium  » de Romain Lucazeau et surtout  » Anatèm  » de Stephenson, mais là pour le coup, j’avoue que j’ai tout arrêté à la page 70 ( perdu avec ce  » on  » qui remplace le  » il  » et le  » elle « , ici et plus là… ).
    Me voilà vers la page 160 et effectivement c’est très prometteur.

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  4. Ce livre divise pas mal de lecteurs. Perso, j’ai beaucoup aimé sûrement en partie parce que j’aime lire des essais philosophiques. Pourtant je ne suis pas fan des pavés de 600 pages (spécialité américaine quel que soit le genre littéraire avec une tendance au délayage et à la répétition).
    J’aime mieux la concision de la nouvelle (un des maîtres pour moi tout genre confondu est Borges). Mais ici j’avoue que ca marche bien malgré quelques longueurs et ca marche même encore mieux dans les 2 volumes suivants.

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