
Le 6 Janvier, les éditions Albin Michel publient dans la collection Imaginaire Émissaires des Morts de l’auteur américain Adam-Troy Castro. Cet imposant ouvrage de plus de 700 pages regroupe quatre nouvelles et un roman qui constituent une partie seulement du Cycle d’Andrea Cort. Lecteur à qui rien n’échappe, tu auras noté que le titre de cet article contient une numérotation [1/4]. C’est que je suis prévoyant, et même un poil optimiste.
Comme ce fut le cas déjà à plusieurs reprises, par exemple pour le Cycle des Saboteurs de Frank Herbert chroniqué en deux parties ici et là, j’aime à partitionner les recensions lorsqu’il s’agit d’un cycle afin de présenter au lecteur une idée directrice par article, et ne pas disperser l’attention sur différentes thématiques. Ainsi, cette page s’intéressera uniquement aux quatre nouvelles inclues dans Émissaires des Morts. La prochaine, [2/4], sera consacrée au roman éponyme. Le cycle se poursuit avec deux romans The Third Claw of God (2009) et War of the Marionettes (2010). Gilles Dumay, directeur de la collection Albin Michel Imaginaire, a d’ores et déjà annoncé la publication du deuxième roman sous le titre La Troisième griffe de Dieu en juin 2021. Il fera l’objet du [3/4]. Pour le moment, aucune décision n’a été prise en ce qui concerne la traduction du troisième roman, et c’est là qu’une part d’optimisme intervient au dénominateur.
Les quatre nouvelles sont présentées dans l’ordre chronologique de l’action et du développement du personnage principal, et non suivant leur ordre de publication. C’est bien ainsi qu’il convient de les lire, à moins d’être plus intéressé par l’histoire éditoriale que par le récit lui-même. Je ne juge pas, tous les vices sont dans la nature. Dans l’Avant-propos, Gilles Dumay déconseille de lire les quatre nouvelles à la suite, mais plutôt de picorer. Je ne suis pas d’accord. Au contraire, je vous conseille vivement de lire d’une seule traite ces nouvelles, puis, si la patience est de vos vertus, d’attendre un peu avant de lire le roman. Vous y gagnerez en compréhension des thématiques sous-jacentes et en empathie pour le personnage principal dont on témoigne de l’évolution.
La Confédération Homo-sapiens
Dans un futur lointain, l’humanité a essaimé à travers l’espace sur mille mondes et rencontré des espèces extraterrestres sentientes. Face à ces différentes civilisations, dont certaines sont bien plus anciennes et technologiquement développées qu’elle, l’humanité, quoi que divisée, se regroupe principalement (mais pas uniquement) sous la bannière de la Confédération Homo-sapiens. Nous sommes ici très loin des utopies galactiques post-pénurie assurant le bien-être et la longévité de tous ses citoyens. Sur la plupart des mondes humains, les conditions de vie sont peu enviables. La Confédération homsap, c’est l’un des personnages passablement énervés de Émissaires des Morts qui en parle le mieux. Je vous propose de l’écouter :
« La Confédération n’offre aucun recours à ses citoyens contre la rapacité des grandes entreprises. Son peu de poids politique est tourné vers l’extérieur, il permet à l’humanité d’afficher une unité de façade dans ses relations avec les autres puissances sentientes. En interne, elle n’est jamais parvenue à faire l’unanimité de toutes nos sous-cultures autour d’une constitution. […] Un visiteur de passage dans l’espace homsap peut rencontrer tout type de système politique et économique, du culte écolo au fascisme. […] Voilà pourquoi, aujourd’hui encore, nous sommes témoins de génocides au sein de la Confédération ; voilà aussi ce qui explique la persistance de cette forme d’esclavage financier avec lequel Santiago a grandi […] Ne me lancez pas sur le sujet. Il m’arrive de haïr ma propre espèce. »
La Confédération homsap s’est dotée d’un corps administratif, en charge de gérer les relations interespèces via ses ambassades, judicieusement nommé le Corps Diplomatique. Dans son cycle, et c’est là une de ses qualités, Adam-Troy Castro imagine que les espèces extra-terrestres que l’humanité est amenée à côtoyer diffèrent grandement de nous, aussi bien sur le plan biologique que culturel, et il est souvent difficile de se comprendre. Les tensions entre voisins forcés de cohabiter dans cet univers sont vives et des lois sont nécessaires pour pacifier les relations malgré les différences car « Si la sentience [est] à l’origine de toute civilisation humaine et extraterrestre, elle [porte] aussi également en elle une réserve inépuisable de mal et de folie ». Ainsi, selon les Protocoles de Premier Contact ratifiés par les principales puissances spatiales, tout crime exige un procès local. Le Corps Diplomatique étant un monstre administratif employant dans des termes discutables toutes sortes d’individus animés par toutes sortes de motivations et affublés de toutes sortes de pathologies, les choses tendent à déraper. Homine humanum est.
C’est là qu’intervient l’héroïne du cycle qui porte son nom : Andrea Cort, dont le titre officiel est Représentante du Procureur Général du Corps Diplomatique de la Confédération Homo-sapiens. On dit « Maître » Cort.
Maître Andrea Cort
La mission confiée à Andrea Cort est l’arbitrage de conflits juridiques entre cultures humaine et extraterrestre. Au premier regard, son profil semble singulier mais, on le découvre petit à petit, il est particulièrement adapté à ce qu’on attend d’elle. Homine humanum est mais Andrea Cort est un cas à part. Elle ne s’est pas engagée dans le Corps Diplomatique. Elle y est employée de force et à vie. Convaincue par la justice d’être un monstre ayant participé à un génocide sur sa planète natale à l’âge de seulement huit ans, enfermée pendant de nombreuses années, Andrea Cort est devenue foncièrement misanthrope. Elle voue une haine sincère et justifiée au Corps Diplomatique, et possède une connaissance intime de tous les travers des divers systèmes judiciaires. Ne s’arrêtant jamais à une seule décision de justice, son expérience personnelle lui permet bien souvent d’imaginer le pire dès qu’on laisse le système en roue libre. En d’autres termes, Andrea Cort est le grain de sable volontairement jeté dans les rouages du Corps Diplomatique et des systèmes judiciaires quels qu’ils soient, humains ou extraterrestres. C’est là sa fonction première.
On peut dresser de nombreux parallèles, l’auteur lui-même le fait à travers quelques clins d’œil discrets mais qui n’échapperont pas aux connaisseurs attentifs, avec le cycle du Bureau des Sabotages de Frank Herbert, dont je parlais plus haut, et qui me semble être la principale inspiration du Cycle d’Andrea Cort. Dans l’univers de la CoSentience d’Herbert, l’humanité côtoie aussi nombre d’espèces extraterrestres avec lesquelles il est souvent difficile d’interagir et, comme ici, l’accent est mis sur l’aspect juridique à travers les actions menées par Jorj X. McKie, employé par le Bureau des Sabotages. Le BuSab est une agence gouvernementale dont la mission est de saboter les efforts de l’administration, afin d’enrailler la machine et préserver les droits fondamentaux des individus. En fait, ces parallèles sont si nombreux, que je ne développe pas plus ici la comparaison qui reviendrait rapidement à trop dévoiler des aventures d’Andrea Cort et de leur résolution. La finalité toutefois est différente. Si, comme dans le Bureau des Sabotages, l’altérité est au centre du récit, celle-ci sert à Adam-Troy Castro à imaginer et examiner des alternatives à notre système judiciaire, parfois sous des formes déjà envisagées dans notre monde réel et présent.
Arbitrage de conflits juridiques
Les quatre nouvelles se présentent sous des dehors qui empruntent à une science-fiction à l’ancienne, où on lit l’influence lointaine de Jack Vance, une SF d’action qui elle-même emprunte ses figures au polar. Mais dans ces nouvelles, les enquêtes menées par Andrea Cort ne sont pas des enquêtes policières. L’héroïne ne résout pas des meurtres, elle arrive toujours après les faits, une fois que le coupable est trouvé et que la justice locale a rendu son verdict. Nous sommes dans ce que les anglosaxons appellent un procedural. Un JAG dans l’espace. Le rôle officiel d’Andrea Cort est de fournir une assistance juridique au condamné humain, mais à chaque fois, elle fera dérailler la machine judiciaire en utilisant ses failles, voire en les révélant.
Quatre nouvelles, quatre lieux, quatre espèces, quatre situations dans lesquelles Andrea Cort devra montrer ses talents. J’en dirai le moins possible.
Avec du sang sur les mains ouvre les hostilités et nous plonge immédiatement dans le bain, autant en ce qui concerne les enjeux du cycle que le personnage d’Andrea Cort. Encore jeune et inexpérimentée, notre héroïne est envoyée à la rencontre d’une espèce ancienne et technologiquement avancée, mais qui lentement s’éteint. Celle-ci ne connait pas la violence mais est fascinée par son existence, au point de souhaiter la détention sur sa planète d’un criminel humain particulièrement sadique. Jusqu’ici tout va bien, mais c’est sans compter sur la perspicacité de la jeune assistante du Procureur Général. Le ton est donné, Andrea Cort est lâchée à travers la galaxie pour le pire ou pour le meilleur.
Dans Une défense infaillible, c’est le Corps Diplomatique lui-même qui est visé. Usant d’une technique éprouvée par Margaret Thatcher alors qu’elle était à la tête du gouvernent britannique (Adam-Troy Castro s’amuse à truffer son cycle de références cachées), un traitre à été découvert au QG de la Nouvelle-Londres. Andrea Cort, une nouvelle fois, va remuer les choses. Vous ai-je dit qu’elle n’aimait pas beaucoup son employeur ?
Les Lâches n’ont pas de secret est l’occasion pour Adam-Troy Castro de jouer avec les justices alternatives, et d’en montrer le prix parfois exorbitant sous des dehors de douceur. Un agent humain a été condamné à une mort particulièrement cruelle sous une juridiction extra-terrestre. Mais, une alternative existe et qui ne parait pas si mal, après tout. Sauf, que, évidemment, tout bien pesé… À nouveau, notre héroïne va faire dérailler la machine diplomatique. Il s’agit du texte qui expose le plus clairement la thématique centrale du cycle, au moins en ce qui concerne les nouvelles, en s’attaquant de front à la notion de justice et de châtiment.
Démons invisibles place en son cœur la jurisprudence. Andrea Cort se doit de résoudre un cas impossible. Les caractéristiques de la population autochtone, déclarée sentient, font qu’elle n’est pas en mesure de constituer un jury et rendre un verdict. Ici, c’est tout le mécanisme même de la justice tel qu’il est défini par la première règle des accords interespèces qui se trouve remis en question. Ce sera à Cort de plonger dans les arcanes du Droit pour trouver une voie de sortie satisfaisante. La nouvelle révèle en outre à l’héroïne la notion de démons invisibles qui deviendra le sujet du roman Émissaires des Morts, mais c’est une autre histoire que nous aborderons dans le prochain article consacré au cycle.
Conclusion préliminaire
On ne peut que louer la démarche de l’éditeur qui propose ces quatre nouvelles en ouverture du cycle d’Andrea Cort afin de nous y immerger pas à pas. Le format court rend la découverte progressive. Comme les indices d’une enquête, les éléments s’assemblent pour dresser le portrait d’une héroïne atypique, et d’un monde qui ne révèle ses richesses qu’au fil du récit, évitant ainsi au lecteur une surexposition trop violente à la structure de l’univers. De la même manière, les enjeux et les thématiques se dévoilent alors qu’on parcourt l’ensemble de ces quatre textes au centre desquels Adam-Troy Castro place une réflexion sur les mécanismes de la justice. Le juste équilibre d’action, de surprise, de noirceur et d’humour, de références et de réflexion, en fait une excellente lecture. En continuant sur le chemin tracé, le roman Émissaires des Morts va pousser la recherche vers l’origine même du crime. Rendez-vous au prochain épisode.
D’autres avis : Apophis, Gromovar, Stéphanie Chaptal, Au Pays des Cave Trolls, Le Maki, Yozone, Yuyine, et des chroniques dispersées sur les nouvelles chez JustAWord, l’Albedo, Artemus Dada,
- Titre : Émissaires des morts
- Cycle : Andrea Cort
- Auteur : Adam-Troy Castro
- Traduction : Benoît Domis (anglais US)
- Publication : Albin Michel Imaginaire (6 janvier 2021)
- Nombre de pages : 720
- Format : papier et numérique
Une de mes premières lectures de janvier ! Chaque chronique que je peux lire renforce mon enthousiasme.
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C’est très bon, j’ai commencé le roman et il a l’air « différent » dans l’ambiance, peut être la présence des IA ?
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