
Le Bureau des sabotages est un cycle de Frank Herbert qui comprend les deux célèbres romans L’Etoile et le fouet et Dosadi. Je vous propose une série de deux articles consacrés à ce cycle pour en fournir un éclairage global et, je l’espère, une grille de lecture originale. Si un roman comme L’étoile et le fouet est une œuvre bien connue de l’auteur, il est moins su qu’il s’inscrit dans un ensemble de quatre textes qui regroupe les deux nouvelles A Matter of Traces (1958) publiée dans la revue Fantastic Universe et jamais traduite en français, The Tactful Saboteur (1964) publiée dans Galaxy science fiction et traduite sous le titre un peu étrange Délicatesses de terroristes (2006, dans le recueil Les prêtres du Psi, Pocket), la longue novella Whipping Star (1970) traduite sous le titre L’Etoile et le fouet (1973, Robert Laffont, coll. Ailleurs et demain) et le roman The Dosadi Experiment (1977) traduit sous le titre Dosadi (1979, Robert Laffont, coll. Ailleurs et demain). Ce premier article sera consacré aux deux nouvelles et à la novella L’Etoile et le fouet. Le prochain sera consacré au roman Dosadi.
L’univers de la CoSentience
Les quatre textes du cycle s’inscrivent dans un futur indéterminé mais lointain, dans l’univers de la CoSentience, et partagent un protagoniste commun, le Saboteur extraordinaire Jorj X. McKie. L’univers de la CoSentience regroupe 90000 planètes et les différentes espèces qui l’habitent sont collectivement appelées la CoSentience. Les déplacements sur de longues distances, parfois des centaines d’années-lumière, se font instantanément grâce à des couloirs inter-dimensionnels dont personne ne sait comment ils fonctionnent. Cette technologie a été offerte à la CoSentience par une espèce mystérieuse appelée Caliban, avec laquelle il est difficile de communiquer ou qu’il est même difficile de percevoir. Les Calibans sont ainsi décrits dans L’Etoile et le fouet : « Imaginez quelque chose de réel, un être dont la présence est indéniable mais qui déjoue cependant vos sens chaque fois que vous essayez de le définir, et vous avez imaginé un Caliban. » (Notez cette description, elle est importante pour la suite). Les difficultés de communication avec les Calibans est le sujet de L’Etoile et le fouet.
Les communications instantanées longues distances sont rendues possibles grâce à une deuxième espèce extraterrestre appelée Taprisiote et dont les représentants ressemblent à une souche d’arbre. Ils ne sont pas très malins, mais très utiles. Ils partagent un lien inconnu avec les Calibans.
On y rencontre aussi des Pan Spechis dont le cycle de vie est étrange et entouré de secrets. Ces êtres vivent dans des crêches de cinq individus qui partagent et se transmettent à tour de rôle l’Ego. Lorsque vous rencontrez un Pan Spechi, il s’agit du porteur de l’ego. Les autres corps végètent dans la crêche en attendant leur tour. Pour interagir avec l’humanité, les Pan Spechis ont adopté une apparence humanoïde. Ce n’est pas le cas de tout le monde. les Wreaves ont une apparence insectoïde et sont dotés de mandibules qui entourent une fente faciale verticale et des yeux à facettes. Ils possèdent un sens de l’honneur très développé. Les Palenkis sont une sorte de tortue possédant un seul bras et sont naturellement portés vers la violence. Les Gowwadchins ressemblent à des batraciens qui ont développé un système judiciaire pour le moins baroque.
Toutes ces espèces extraterrestres qui côtoient les humains au sein de la CoSentience ont non seulement des formes physiques diverses mais aussi des modes de pensée radicalement différents. C’est cet aspect-là qui est au cœur du cycle non seulement parce qu’il souligne la pensée humaine mais oblige celle-ci à s’adapter pour pouvoir évoluer.
Jorj X. McKie est humain et Saboteur extraordinaire, employé par le Bureau des sabotages (ou BuSab). Jorj X. McKie est « un petit homme trapu à la chevelure d’un roux agressif, au visage de grenouille irascible » dont la légende dit qu’il travaillait déjà pour le bureau un jour avant sa naissance. Le Bureau des sabotages est l’une des inventions les plus burlesques de Frank Herbert et révèle l’une de ses obsessions en tant qu’auteur et citoyen : les dangers de l’administration. Le BuSab est une agence gouvernementale dont la mission est de saboter le gouvernement. Non, vraiment ! A une époque où la pression populaire a amené à une recherche d’efficacité au sein des institutions, la machine gouvernementale s’est emballée, des lois été créées et promulguées en une nuit, de nouveaux bureaux aux attributions obscures naissaient chaque instant, augmentant démesurément la puissance de l’administration. Le BuSab fut alors créé afin de saboter les efforts de l’administration, d’enrailler la machine, et de ralentir le système afin de préserver les droits fondamentaux des individus. Et Jorj X. McKie excelle dans son métier.
A Matter of Traces (1958)
La nouvelle raconte sur un ton volontairement comique la réunion du Comité spécial de la Culture Intergalactique qui enquête sur l’utilité des dépenses réalisées par une de ses branches, l’équipe de préservation historique. Afin de défendre son utilité, le secrétaire Glibbis Hablar présente l’interview filmée d’un pionnier de la colonisation de la planète inhospitalière Gomesia III. Cet homme, Hilmot Gustin, est l’inventeur d’une sorte de harnais de labour adapté à une forme de vie locale. Seulement voilà, un homme du nom de Jorj X. McKie est présent à la réunion et sabote officiellement la présentation du secrétaire. La réunion est ajournée. Dans cette première exposition à l’univers de la CoSentience, le Bureau des sabotages n’est pas nommé, mais McKie est là et fait son œuvre. Autrement que pour cette apparition furtive, la nouvelle n’a que peu d’intérêt.
The Tactful Saboteur (1964)
Les choses prennent véritablement forme dans la deuxième nouvelle du cycle. S’il est un bureau qui n’est pas immunisé contre les sabotages, c’est bien le BuSab lui-même. Le poste de chef du bureau est ainsi un poste exposé et le saboteur extraordinaire Jorj X. McKie va faire en sorte de le rappeler à son supérieur. Enquêtant sur la disparition d’un agent du bureau, un Pan Spechi du nom de Napoléon Bildoon, il va mettre à jour un complot visant le BuSab et pénétrer les secrets les mieux gardés des Pan Spechis. Plus que A matter of traces, The Tactful Saboteur est le véritable début du cycle, celui des aventures de Jorj X. McKie et du BuSab. En outre, Frank Herbert y expose une idée directrice dans le cycle, celui de l’importance du langage et des représentations mentales qui lui sont associées.
L’Etoile et le fouet (1970)
Premier long texte du cycle, L’Etoile et le fouet développe pleinement les relations entre les humains et les autres espèces de la CoSentience. Il va notamment s’intéresser à la plus mystérieuse des espèces, les Calibans. Ils sont apparus 90 ans avant le début du roman en proposant leurs couloirs à la CoSentience. Ces couloirs permettent de voyager à travers l’univers connu de manière instantanée. Trop heureux de cette opportunité, les CoSentients n’ont pas trop cherché à savoir quels pouvaient être les effets secondaires. Et les choses déraillent. Pour une raison inconnue, les Calibans commencent à disparaitre les uns après les autres. Les couloirs qu’ils gèrent disparaissent avec eux et ceux qui les ont empruntés meurent ou deviennent fous. D’une manière ou d’une autre, les Calibans sont liés à leurs couloirs et à ceux qui les empruntent. A l’autre bout de l’univers, la très riche et mentalement très instable Abnethe a passé un contrat tordu avec une Caliban du nom de Fanny Mae qu’elle tue lentement en la fouettant. Rien de tout ceci ne fait vraiment sens et comme souvent dans ces cas-là, c’est Jorj X. McKie qui se retrouve à enquêter là-dessus dans la mesure où aucun autre bureau du gouvernement ne souhaite se voir mêlé à ce qui pourrait bien être la fin du monde. Mais pour débrouiller l’affaire, McKie va devoir tenter de communiquer avec la Caliban et comprendre ce que sont ces êtres mystérieux. Frank Herbert va encore là explorer le langage, ses limites, les représentations mentales qu’on y associe, et la nécessité de s’en libérer. L’Etoile et le fouet prend essentiellement la forme d’une longue discussion entre McKie et Fanny Mae, occasionnellement interrompue par des scènes d’action. Cette discussion est au départ totalement incompréhensible pour nous comme pour le saboteur extraordinaire, mais elle le devient progressivement alors que les deux parties apprennent à adapter leur langage, leurs images mentales, et à entrer dans une autre logique, non aristotélicienne.
Sémantique générale
Le cycle, c’est mon interprétation, est fortement inspiré de la théorie du philosophe Alfred Korzybski connue sous le nom de Sémantique générale. J’avais déjà eu l’occasion de parler de la sémantique générale lors de recensions sur les textes Les Perséides de Robert Charles Wilson et High-Opp de Frank Herbert. Dans cette théorie, Korzybski souligne l’importance de reconnaitre que la représentation du monde que l’on construit, notamment par le langage, n’est qu’une image imparfaite qui induit des erreurs de compréhension et de jugement. La théorie est souvent résumée par la célèbre phrase : « la carte n’est pas le territoire ». Korzybski suggère donc de passer à une pensée non-aristotélicienne : Aristote soutient que nos capacités de perception nous mettent en contact avec le monde, à l’inverse Korzybski dit que seules nos capacités d’abstraction au-delà de la perception et du langage nous permettent d’appréhender l’univers (1). A partir des années 50, la Sémantique générale a influencé de nombreux auteurs de SF comme Robert A. Heinlein, Philip K. Dick, Frank Herbert, Robert C. Wilson et surtout A.E. van Vogt à qui l’on doit d’avoir popularisé la Sémantique générale à travers le monde des Ᾱ (j’y reviendrai dans un article futur, dans les pages d’une certaine revue…). Un Institut de la Sémantique Générale est même mentionné dans le film Alphaville de Jean-Luc Godard (1965).
Les contacts de Frank Herbert avec la Sémantique générale se sont sans doute faits lorsqu’il était la plume du professeur d’université et sénateur de Californie S.I. Hayakawa, lui-même défenseur et vulgarisateur de la théorie d’Alfred Korzybski (2). On pourrait voir l’influence de cette théorie déjà dans le roman Dune, si on pense à l’importance du mot et de la voix dans la pratique Bene Gesserit, ou à la conscience qui doit se réveiller.
Quoi qu’il en soit, l’influence est évidente dans ce cycle et notamment dans L’Etoile et le fouet. Frank Herbert prévient dès la nouvelle The Tactful Saboteur qui s’ouvre sur la phrase : « I quote paragraph four, section ninety-one of the Semantic Revision to the Constitution ». Un moment pivot est atteint dans la discussion entre Fanny Mae et McKie lorsque ce dernier accepte l’idée que « le mot n’est pas l’objet ». La carte n’est pas le territoire. On en revient à la description des Calibans donnée par Herbert : « Imaginez quelque chose de réel, un être dont la présence est indéniable mais qui déjoue cependant vos sens chaque fois que vous essayez de le définir, et vous avez imaginé un Caliban. » La nature même de cet être n’est pas accessible à nos sens, notre système nerveux ne l’appréhende pas, et les mots ne sont pas adaptés à en donner une description intelligible. C’est là tout le problème soulevé par Korzybski.
Frank Herbert est joueur, et truffe son texte de références plus ou moins explicites à la Sémantique générale. Ainsi, pour traduire sa théorie, Korzybski utilise l’exemple de la chaise, expliquant qu’avant de pouvoir s’assoir sur une chaise il faut en avoir une image mentale précise. Histoire de préparer son lecteur, Herbert insiste à de nombreuses reprises sur le fait que les chaises dans l’univers de la CoSentience sont des animaux semi-conscients à poils longs. Une sorte de plaisanterie récurrente faite pour nous amener à créer une image différente de ce qu’on associe au mot chaise.
Fanny Mae et McKie vont résoudre leurs différences d’interprétation en faisant évoluer leur langage, en accolant aux mots d’autres notions et affiner leurs propres perceptions en incorporant des stimuli non-verbaux. C’est en résumé le programme de la Sémantique générale. Finalement, Frank Herbert fournit une bien meilleure transcription de la Sémantique générale dans L’Etoile et le fouet que ne l’a fait A.E. van Vogt qui extrapole très librement autour des concepts de Korzybski dans le monde des Ᾱ. Non seulement L’Etoile et le fouet est un roman intelligent mais il est aussi divertissant.
Pour la suite du cycle, c’est par ici que ça se passe où je vous parle du roman Dosadi.
PS : Les éditions Mnémos prévoient en Mars 2020 la sortie d’une intégrale, Le Bureau des sabotages, contenant les deux nouvelles A Matter of Traces, et The Tactful Saboteur, ainsi que les deux romans L’Etoile et le fouet et Dosadi de Frank Herbert.
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Notes :
(1) Pour une introduction à la Sémantique générale, je peux recommander un petit livre facile d’accès Une carte n’est pas la territoire, prolégomènes aux systèmes non-aristotéliciens et à la Sémantique générale par Alfred Korzybski.
(2) D’après Timothy O’Reilly qui a écrit la biographie de l’auteur, Frank Herbert (1981). Il est à noter que Hayakawa fait de la communication l’objet principal de la Sémantique générale.
D’autres avis : Nebal propose un article regroupant les deux romans, Xapur sur L’étoile et le fouet,
Un article très très intéressant.
Merci !
(Vivement la suite)
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Merci ! Dosadi est dense. L’article va prendre un peu de temps à écrire.
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Merci pour le lien, en revoyant mon avis, je me rend compte que je n’ai quasiment plus de souvenir de ma lecture (c’est moche de vieillir^^).
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Bonjour monsieur. Qui êtes-vous ? Où sommes nous ?
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On peut signaler que Frank Herbert et Jack Vance, grands amis et voisins discutaient souvent de leurs idées (avec Poul Anderson aussi) ce qui a donné en 1964 « The Tactful Saboteur » et « The Star King », le premier des Princes Démons qui met en scène l’Institut, une sorte de Franc-Maçonnerie inversée qui vise à ralentir le progrès technique et l’efficacité de l’administration – dans la série cet Institut – le Busab Vancien- devient un élément majeur de l’intrigue.
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Excellent ! Je n’avais pas fait le rapprochement mais c’est évident !
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