
Le 6 Janvier, les éditions Albin Michel publient dans la collection Imaginaire Émissaires des Morts de l’auteur américain Adam-Troy Castro. Cet imposant ouvrage de plus de 700 pages regroupe quatre nouvelles et un roman qui constituent une partie seulement du Cycle d’Andrea Cort. Les bases de l’univers, les principales thématiques, ainsi que les quatre nouvelles ont été présentées dans le premier article consacré à ce cycle, que je vous invite donc à lire avant de continuer, si ce n’est déjà fait. Adam-Troy Castro y use des ressorts du polar dans un décor de space-opera pour mettre en scène les mécanismes de la justice et du châtiment. C’est au crime qu’il s’intéresse dans le roman Émissaires des Morts qui fait immédiatement suite aux nouvelles dans la chronologie interne du cycle.
Dans Émissaires des Morts, Adam-Troy Castro emmène cette fois son lecteur sur Un Un Un, un monde créé de toutes pièces par les IA-sources, collectif d’intelligences artificielles que nous avions rapidement croisé précédemment dans la nouvelle Démons invisibles. Les IA-sources sont anciennes, regroupant en quelque sorte tous les bouts de code devenus conscients que l’univers et ses civilisations biologiques ont pu produire dans son histoire. Désormais espèce à part entière, nul ne sait véritablement ce qu’elles sont, où elles sont, et à quel point s’étend leur présence parmi les autres espèces sentientes. Sur Un Un Un, elles ont joué avec le feu sacré, elles ont créé la vie : les Brachiens sont une création génétique, une espèce simiesque, intelligente et consciente, n’ayant jamais connu que leur monde natal. Sur Un Un Un, les IA-sources se livrent à une expérience sociale. L’idée des micro-sociétés isolées est un classique depuis le siècle des lumières. Véritables laboratoires, ces mondes imaginaires sont des bouillons de culture sous le microscope du philosophe. (Dans le précédent article, je comparais le Cycle d’Andrea Cort au Cycle du Bureau des Sabotages de Frank Herbert. Notez que la société fermée étudiée par une espèce extra-terrestre est aussi le thème central du roman Dosadi.)
Un Un Un
Un Un Un est un monde cylindre, une immense structure artificielle dont la rotation permet de recréer l’équivalent d’une gravité. Mais Un Un Un possède une particularité. Les mondes cylindres que l’on croise habituellement dans les space-operas possèdent généralement en leur centre une atmosphère et la vie se développe sur la surface intérieure du cylindre, là où la gravité artificielle est la plus forte. Un Un Un est un monde inversé. La zone habitable se répartit autour de l’axe du cylindre, sur la frondaison d’arbres gigantesques. Au-dessus se trouve le ciel et, plus loin vers l’extérieur, un océan toxique peuplé de dragons immenses. Sur Un Un Un on plonge vers la mort en tombant vers le haut. Ce monde inversé, loin d’être un gadget technologique pour faire joli dans l’espace ou original dans le genre, impose au lecteur une gymnastique de l’esprit qui l’amène à réévaluer ce qui se trouve en haut ou en bas, à l’origine ou à la destination, côté cour ou côté jardin. Car Un Un Un est un théâtre dans lequel le lecteur sera amené à s’interroger sur qui est l’acteur et qui est le spectateur.
Les IA-sources n’ont pas accordé à leur monde de statut diplomatique ni aux Brachiens les droits réservés aux espèces sentientes. Tout juste ont-elles accordé à l’humanité le droit d’établir sur Un Un Un une équipe d’observateurs du Corps Diplomatique. Andrea Cort est envoyée par le bureau du Procureur car un meurtre a été commis au sein du groupe des humains. Cette fois-ci, c’est à elle de mener l’enquête pour démasquer le criminel, tout en évitant l’incident diplomatique avec les IA-sources.
L’enquête
Pas plus que dans les nouvelles il ne faut s’attendre ici à un polar de gare où l’identité du meurtrier est révélée dans une épiphanie agatha-christienne en dernière page. Adam-Troy Castro présente un scénario ciselé qui révèle progressivement les éléments qui mènent Andrea Cort, et le lecteur avec elle, à la compréhension de ce qui se trame sur Un Un Un. Une phrase, un indice en apparence insignifiant, revient hanter l’esprit quelques chapitres plus tard. Andrea Cort le réalise rapidement, il y a plus d’une affaire sur Un Un Un et la résolution du meurtre initial devient un élément parmi d’autres au sein d’un plus vaste labyrinthe. L’auteur joue des attentes du lecteur, détourne son attention et en profite pour livrer un véritable catalogue des crimes : du meurtre social au suicide métaphysique avec génocide collatéral.
Après s’être intéressé aux mécanismes de la justice, Adam-Troy Castro interroge la nature et l’origine du crime dans Émissaires des Morts. Depuis la République de Platon, le droit criminel se confronte à la notion de libre arbitre, cette « faculté de la volonté et de la raison » telle que définie par St Thomas d’Aquin. La philosophie du droit repose ainsi sur l’idée qu’est condamnable tout acte illicite commis librement et en connaissance de cause. C’est cette notion que questionne le roman à différents niveaux et à travers différentes variations. Un criminel peut-il être tenu responsable s’il n’a pas la « connaissance de cause » ? Comment se qualifie le crime lorsque le geste du criminel est manipulé par une influence extérieure ?
Plus que jamais Andrea Cort est hantée par son passé et ses démons invisibles. Le déroulement de l’enquête verra le personnage évoluer pour s’éloigner du caractère qu’on lui connaissait. Mais, là encore, où commence et où s’arrête le libre arbitre ? La fin du roman ouvre les portes à une multitude d’avenirs pour Maître Cort. Nous attendrons la suite, La Troisième griffe de Dieu qui sortira en juin 2021 dans la collection Albin Michel Imaginaire, pour en savoir plus.
Conclusion
La forme longue permet ici à Adam-Troy Castro de pleinement développer son personnage principal, en revenant plus longuement sur son passé et son évolution, ainsi que de construire une galerie de personnages dont chacun possède une fonction symbolique dans la toile théorique du roman. Polar galactique où se croisent des cultures et des formes de vie très différentes, sa forme classique est trompeuse et le Cycle d’Andrea Cort révèle une complexité bien plus grande que les apparences ne le suggèrent de prime abord. Adam-Troy Castro construit une vaste réflexion sur le crime, son origine et ses châtiments, et les perceptions qu’on peut en avoir selon les points de vue. C’est toute la qualité de la science-fiction que de savoir imaginer des laboratoires pour disséquer à la loupe les mœurs et les sociétés.
Ce volume, en accolant les quatre nouvelles qui ouvrent le cycle au premier roman, est une très belle réussite.
D’autres avis : Apophis, Justaword, Gromovar, Stéphanie Chaptal, Yozone, Au Pays des Cave Trolls, Yuyine, L’Albedo, Xapur,
- Titre : Émissaires des morts
- Cycle : Andrea Cort
- Auteur : Adam-Troy Castro
- Traduction : Benoît Domis (anglais US)
- Publication : Albin Michel Imaginaire (6 janvier 2021)
- Nombre de pages : 720
- Format : papier et numérique
Complètement d’accord avec ton avis.
Il y a une vraie richesse dans cet ouvrage, que ce soit dans les nouvelles ou dans ce roman. J’ai très hâte de lire la suite surtout au vu de l’évolution d’Andrea Cort et de sa quête de rédemption.
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La fin nous laisse sur une grosse attente en ce qui concerne l’évolution à venir du personnage. On ne sait pas du tout dans quelle direction ça peut partir…. Gros suspens !
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