
Dans le premier article consacré au cycle des Saboteurs de Frank Herbert, je présentais l’univers de la CoSentience à travers les deux nouvelles A Matter of Traces (1958) et The Tactful Saboteur (1964), et le roman L’Etoile et le fouet (1970). J’y introduisais aussi l’idée que le développement de cet univers était prétexte à une exploration science-fictive de la Sémantique générale d’Alfred Korzybski, au même titre que l’est le monde des Ᾱ de A.E. van Vogt, ou tout du moins que celle-ci avait inspiré l’auteur et qu’elle pouvait servir de grille de lecture du cycle. Dans ce second article, j’aborde ce qui est pour moi le texte le plus important et le plus abouti du cycle, le roman Dosadi. Sous son titre original The Dosadi Experiment, il a été publié en 1977, soit 12 ans après la publication du chef d’œuvre d’Herbert Dune. On sait que Herbert avait été alarmé par ce qui semblait être une incompréhension du message qu’il souhaitait faire passer à travers l’histoire de l’avènement de Paul Atréides et du peuple Fremen – à savoir dénoncer l’idée des leaders infaillibles et l’aveuglement de ceux qui les suivent. Dosadi joue sur de nombreux parallèles avec Dune et s’ingénie à en proposer une formulation alternative, voire contradictoire. Il est tout à fait possible de lire Dosadi comme un roman indépendant, mais c’est tout de même nettement plus enrichissant d’avoir lu Dune et L’Etoile et le fouet avant.
L’histoire fait immédiatement suite à L’Etoile et le fouet dont les événements et conséquences sont exposés dans un court chapitre préliminaire (qui spoile donc méchamment). Il est suivi par un premier chapitre qui expose très habillement – c’est-à-dire sans en donner l’impression – les enjeux de ce qui va suivre. L’histoire suit deux personnages en points de vue alternés, avant que les deux arcs narratifs ne se rejoignent.
Le contexte
Nous retrouvons tout d’abord le saboteur extraordinaire Jorj X. McKie, du Bureau des sabotages, qui peut désormais s’appuyer sur l’aide de son amie la Calibane Fanny Mae après avoir sauvé le monde. Le BuSab, cette fois-ci, reçoit des rapports alarmants sur le danger d’éradication complète qui menacerait une planète dont personne n’a jamais entendu parler, la planète Dosadi. Il semblerait que ladite planète se trouve au centre d’un complot galactique et que les Gowachins, une des espèces de la CoSentience ayant développé un système juridique complexe et unique, aient mené des expériences peu avouables sur cette planète. Jorj X. McKie va donc se rendre sur Tandaloor, la planète des Gowachins, pour tenter d’y voir un peu plus clair et éventuellement va se rendre sur Dosadi pour y enquêter.
Le second arc se déroule sur Dosadi. La planète est une prison isolée du reste de la galaxie depuis 20 générations, empoisonnée, et qui ne possède qu’une seule ville, Chu, peuplée de 90 millions d’habitants également répartis entre les deux espèces humaines et gowachines. La ville s’étend sur 800 km2. Il y a trois fois plus de monde à l’extérieur de la cité, dans la zone appelée Bordure. Les dosadis vivent dans des conditions effroyables sous le joug d’une dictature brutale. Keila Jedrick, est une humaine native de la planète, qui s’apprêtent à déclencher une série d’événements qui doivent mener à l’effondrement de la société dosadie telle qu’elle a été conçue par ses créateurs. La libération du peuple est à ce prix.
Jorj X. McKie et Keila s’associeront pour sauver Dosadi et son peuple, provoquant d’importants bouleversements dans la CoSentience, tout en se transformant eux-mêmes profondément. Politique, enquête policière, révolution, et procédure judicière : tout y est.
Les parallèles à Dune
Jedrick n’est pas n’importe qui. Elle est le fruit d’ancêtres qui « s’étaient mis à préparer en grand secret la naissance de l’individu destiné à accomplir le grand plongeon ». On fait immédiatement le rapprochement avec le programme de sélection génétique des Bene Gesserit dans Dune. Et ce n’est pas le seul parallèle. Pour mener à bien sa mission, Keila Jedrick s’astreint à une pratique mentale rigoureuse, qui fait écho aux enseignements Bene Gesserit. Elle fait sans cesse appel à des mantras qui lui permettent de maintenir sa concentration : « je ne dois pas laisser errer mes pensées », «je dois flotter au vent comme une feuille consciente »… Elle bénéficie en outre d’une aptitude particulièrement développée à lire les réactions de ses interlocuteurs et à les manipuler par les mots. Le début du roman livre ainsi une longue scène dans laquelle Keila Jedrick étudie les réactions physiques de son chauffeur tout en lui posant des questions tournées de façon à le faire réagir sans qu’il puisse lui cacher ses émotions. (On notera au passage que ce chapitre est presque intégralement repris du roman posthume High-Opp qui à l’époque n’avait pas trouvé d’éditeur.)
Façonnés par de conditions de vie et de compétition sociale très difficiles, les habitants humains et gowachins de Dosadi ont tous développé une hyper-réceptivité et une adaptabilité qui surpassent de loin celles des espèces de la CoSentience. Ici, on fera le parallèle avec les Fremen de Dune, planète dont les conditions ont endurci et transformé ce peuple en guerriers les plus dangereux de l’univers.
Lorsque Jorj X. McKie arrivera sur Dosadi, tel Paul Atréides perdu dans le désert, il lui faudra apprendre la culture, les modes de communication silencieux et la psychologie des dosadis pour survivre parmi eux et percer le secret de la planète. Mais, et c’est là que les choses s’inversent par rapport à Dune, McKie n’est pas Paul. Lorsque le rejeton Atréides – que le grand Shai-Hulud recrache ses os – s’enivre dans sa propre mystique, McKie manipule l’auto-dérision comme un art et rétorque à Jedrick qui lui révèle son plan : « Ce vieux rêve du Messie ! De grâce, pas ça ! ». Votre serviteur Feyd-Rautha approuve.
Pourtant, pour sauver Dosadi, McKie et Jedrick devront ensemble réaliser le rêve Bene Gesserit du Kwisatz Haderach dans une profonde expérience de modification de la conscience qui – dans une dernière boutade – leur apprendra qu’il faut « laisser dormir celui qui dort ». La leçon est ici très différente. Plutôt que suivre aveuglément un leader politique et religieux, il s’agit de s’en libérer et de prendre individuellement en main la révolution et se jouer des institutions pour gagner sa liberté.
Et la Sémantique générale dans tout ça ?
Dans L’Etoile et le fouet, Herbert abordait la Sémantique général à travers la communication impossible avec une entité incompréhensible telle que la Caliban Fanny-Mae. L’influence était transparente et Herbert y allait un peu avec des gros sabots. Son approche est plus finement travaillée dans Dosadi et s’intéresse à un autre pan de la théorie de Korzybski, celle qui lui a valu la critique de verser dans les pseudo-sciences. Dans la préface de son ouvrage principal, Korzybski écrivait : « il ne faut pas nous aveugler nous-mêmes avec le vieux dogme qui prétend que la nature humaine ne peut pas être changée, car nous découvrons qu’elle peut être changée».
Dans Dosadi le langage parlé n’est plus la barrière, puisque les dosadis parlent le langage commun à l’ensemble de la CoSentience. Ce que Jorj X. McKie va devoir apprendre, c’est le langage silencieux, le non-dit intérieur. Il va apprendre à observer et à percer les strates successives de tout ce qui n’est pas exprimé d’une manière ou d’une autre. « Apprends le silence et tu apprendras à entendre » dit Jedrick. C’est là ce que Korzybski nomme le problème d’identification et le niveau silencieux de la conscience. Il appelle à une pratique consciente de différentiation des processus neurologiques d’évaluation et de compréhension et à un effort d’abstraction. Ne pouvant se reposer sur le langage commun pour comprendre les dosadis, Jorj X. McKie doit modifier sa perception, oublier ce qu’il sait et devenir dosadi, en mentalité. Se faisant, il transforme sa propre psyché. L’enjeu sera de transcender la nature humaine pour abattre les barrières à la compréhension commune et joindre les mondes.
L’expérience de McKie et Jedrick ira beaucoup plus loin que ça et aboutira à une modification profonde de leur conscience et de leur être.
En conclusion
Dosadi est l’un des livres les plus aboutis de Frank Herbert. C’est un roman qui propose une histoire complexe et sombre, une fiction politique et judiciaire au centre de laquelle se trouve des plans derrière les plans et une construction machiavélique, et qui en même temps explore finement la conscience humaine, ses limites et ses possibilités. Une réussite magistrale.
Je rappelle que les éditions Mnémos prévoient en Mars 2020 la sortie d’une intégrale, Le Bureau des sabotages, contenant les deux nouvelles A Matter of Traces, et The Tactful Saboteur, ainsi que les deux romans L’Etoile et le fouet et Dosadi de Frank Herbert.
D’autres avis : Nebal propose un article regroupant les deux romans L’étoile et le fouet et Dosadi.
Merci pour la suite, ce que tu dis de ces deux romans m’intéresse beaucoup. Je les mets sur ma liste de lecture.
Cœurs avec les doigts !
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Merci ! Ca m’a personnellement beaucoup intéressé de revoir ces romans sous cet angle d’approche. Si ça intéresse aussi quelqu’un d’autre, je m’en réjouis.
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J’ai beaucoup plus apprécié L’Étoile et le Fouet que Dosadi parce que, je l’avoue, je n’avais rien compris à ce dernier à l’époque. Trop compliqué pour moi. Mais, vu tes explications, il mérite sûrement une deuxième lecture car je suis censé être plus « sage » aujourd’hui.
Je vois que l’intégrale Mnémos contient aussi les nouvelles du cycle. Chouette! Je vais attendre cette édition
Merci pour cette page nostalgie
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Vais sérieusement songer à y mettre sur ma PàL aussi.
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Vous parvenez très bien à parler de Dosadi sans spoiler L’Etoile et le Fouet.
Je trouves ces deux livres extra-ordinaires. A vous lire, j’ai bien l’intention de les relires… ça tombe bien, j’ai le livre des éditions Mnémo (qui du coup, porte vraiment bien son nom.)
Ce que vous dites sur Dune : sachez avant tout, que CE livre est mon livre de chevet.
Pensez-vous vous vraiment que le message du héros déchu et mortel est présent dans le premier livre ?
Certe, Liet le découvre. Mais cela ne reste qu’un opinion d’un (ou deux…) des personnages, dont il faut se méfier. Paul voit le destin terrible qu’il ne peut éviter (ne voulant pas en payer le prix).
Mais ce n’est que dans les suites, que le Fremen découvrent qu’un héros, c’est le pire de ce qui pouvait leur arriver.
Quand à l’humanité entière, elle y gagne peut-être, dans la souffrance, certes. Mais ce n’est rien en comparaison du Kralizec.
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Bonjour, en ce qui concerne l’avertissement sur le héros, il est pour moi bien présent dès le premier tome, non pas dans la bouche de Liet, mais de son père dans cette scène centrale, au sens propre comme au figuré, qui est la mort de Liet. Pardot Kynes fait cette mise en garde : « Ton peuple ne pourrait connaître plus terrible désastre que de tomber aux mains d’une Héros. » Alors que Pardot Kynes avait fait de la transformation d’Arrakis le projet d’une peuple sur des générations, Liet lui fait le pari du messie. La réalisation de l’avertissement de Pardot se réalise pleinement dans les suites. Quant à savoir si l’humanité y gagne, c’est toute la question du Sentier d’Or.
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Bonjour,
C’est bien aux paroles du père de Liet aux quelles je pense, qui ne sont de fait, que le délire d’un mourant. A moins que le planétologiste impérial aie du sang Atreides ?
Ce délire s’avère être un éclaire de lucidité. C’est vrais (et c’est terriblement terrifiant quand on le sait). Mais on ne peut le savoir, du moins en ce qui concerne les Zensunni, que quand le mal est déjà fait. Que dès-lors, qu’Arakis n’éprouve plus les fidèles.
Au lecture qui s’arrête à Dune, il y a certes un avertissement. Mais quel crédit lui apporter ?
Je ne suis pas certain que Liet ai plus misé sur le messie, que ne l’aurait fait quelque autre Fremen. Avant de le voir, il n’y comptait pas.
Mais ce qu’on apprends avec certitude déjà dans ce livre, c’est que la Missionaria Protectiva peut être vraiment très efficace… (mais on peut se demander si le B.G. ne s’est pas laissé surprendre à être piégé par sa propre mythologie)
Je suis d’accord avec le reste.
Je viens de terminer ma nième lecture de Dune, Dune seul, cette fois, je pense.
J’ai eu la chance de l’avoir dans une toute nouvelle et belle édition. Revue et corrigée.
… Et que découvres-je ce midi même : vous seriez celui qui l’a revue est corrigée ? Est-ce possible ?
(J’ai déjà prêté le livre, je ne peux vérifier). Je lu ceci ici :https://leschroniquesduchroniqueur.wordpress.com/2021/01/11/dune-de-frank-herbert/
Ce n’est plus une question, vous êtes bien de l’épaule d’Orion.
J’allais écrire aux éditions Robert Laffont. Il reste au moins deux coquilles…
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Je viens de me créer un compte. Ce sujet m’intéresse vraiment.
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« vous seriez celui qui l’a revue est corrigée ? Est-ce possible ? »
Oui, en effet. Et pas seulement Dune mais tout le cycle original.
« J’allais écrire aux éditions Robert Laffont. Il reste au moins deux coquilles… »
Oh je sais. Il en reste même plus que ça. Nous continuons à en corriger en permanence ! Les différentes versions en anglais en contiennent aussi, ce qui pose parfois des problèmes d’interprétation.
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Je dois corriger : je n’ai relevé (pris note) que d’une coquille.
C’est dans « Le Bureau des Sabotages », édition Mnémo, que j’ai relevé 2 coquilles dans l’avant dernier texte (la première nouvelle dans l’ordre de lecture, la seconde dans l’ordre de publication).
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