Les Yeux d’Heisenberg – Frank Herbert

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Lorsque Frank Herbert écrit The eyes of Heisenberg, il a déjà publié Dune (1965) et travaille sur le Messie de Dune (1969). The eyes of Heisenberg est initialement publié en feuilleton dans la revue Galaxy entre Juin et Août 1966, puis en roman fin 1966, soit la même année que Destination : vide et Le cerveau vert. On trouve donc naturellement des thèmes communs entre ses différentes œuvres. Mais, plus que les autres, The eyes of Heisenberg est à rapprocher thématiquement de Dune, en partie du moins. Traduit par Evelyne Cardon-Lowins et Alain Garsault, le texte est publié en France en 1979 sous le titre Les Yeux d’Heisenberg.

Le nom d’Heisenberg dans le titre du roman fait référence au principe d’incertitude énoncé par le physicien allemand Werner Heisenberg et qui se manifeste au niveau microscopique dans les systèmes quantiques comme les atomes ou les molécules. Herbert l’interprète non pas comme une incertitude sur la valeur résultant d’une mesure mais comme un facteur aléatoire affectant les systèmes quel que soit le niveau de contrôle qu’on exerce et qui introduit une incertitude sur leur évolution. Il va illustrer cette idée de deux façons dans Les Yeux d’Heisenberg, au niveau microscopique et macroscopique.

Si en apparence la société semble être celle d’un futur proche, le roman se situe en réalité des dizaines de milliers d’années dans le futur. L’humanité s’est divisée en trois sous-groupes. Une poignée de nantis auxquels les progrès de la médecine et de l’ingénierie génétique ont accordé une quasi-immortalité constitue un gouvernement mondial qui contrôle l’ensemble de la société humaine et la maintient par différents moyens dans un état de stagnation génétique, technologique et culturelle. Ce sont les OptimHommes, dont le plus âgé a déjà vécu 80 000 ans. Leur conception génétique ainsi que les ajustements enzymatiques réguliers qu’ils subissent les ont rendus stériles. Au sommet de la pyramide, se trouve la Tuyère, constituée de Calipine, Shruille et Nourse, les trois chefs élus pour un siècle par les OptimHommes. Ils apparaissent au reste de l’humanité comme des dieux qui président à leur destinée. Eux nous dirigent, eux nous aiment, eux prennent soin de nous. L’immense majorité des humains fait partie de la Masse. Sans qu’elle le sache, la Masse est maintenue stérile afin que les naissances sont strictement contrôlées par les OptimHommes. Seuls certains élus peuvent enfanter et les embryons sont génétiquement manipulés. Le troisième groupe est constitué de cyborg, mi-humains mi-machines, qui doivent vivre cachés depuis la guerre qui les a opposés de nombreuses années auparavant aux OptimHommes. Peut-être sont-ils eux aussi immortels, nul ne sait.

Harvey et Lizbeth Durant se sont vu accorder le rare privilège d’être parents. Ils sont reçus dans la clinique du docteur Thei Svengaard qui est le chirurgien généticien qui a conçu en éprouvette l’embryon qui deviendra leur enfant. Mais Harvey et Lizbeth  font partie d’un mouvement de résistance à la toute-puissance des OptimHommes. Cette organisation a de nombreux partisans infiltrés à différents niveaux dans l’administration et est secrètement dirigé par quelques Cyborgs. Alors qu’il vérifie le modelage de l’embryon, Svengaard assiste à un phénomène étrange de modification apparemment aléatoire de l’ADN. Cette dérive génétique va déclencher une série d’événements qui aboutiront in fine à la chute de la société.

Frank Herbert avait déjà désigné la stagnation d’une société comme son pire ennemi dans Dune. Le Jihad Butlérien avait figé l’humanité à un stade a-technologique et l’organisation féodale de l’empire galactique naturellement conservatrice avait fait le reste. Dans Les Yeux d’Heisenberg, c’est le régime totalitaire imposé par une caste d’immortels qui force l’immobilisme, fige le temps et interdit toute évolution. Le Bene Gesserit de Dune avait lancé un programme eugéniste millénaire. Frank Herbert y parlait de mémoire génétique, de création de clones, les gholas, dans les cuves axolotl du Bene Tleilax. Mais il n’entrait pas dans les détails techniques, au point que certains qui ne lisent qu’à la surface des choses accusent Herbert d’indolence en regard des sciences. Il n’en est évidemment rien. Dans Les Yeux d’Heisenberg, il entre au contraire dans une description très précise et réaliste de l’ingénierie génétique, rapprochant le roman du domaine de la hard-SF. Un long passage du livre est dédié à décrire les manipulations qui sont faites sur l’embryon des Durant. C’est d’autant plus remarquable que si la molécule d’ADN avait été isolée depuis 1869, on ne connaissait ni sa structure ni sa composition avant 1953. C’est cette année là que la structure de l’ADN est élucidée par Francis Crick et James Watson à partir des clichés de diffraction X obtenus par Rosalind Franklin en 1952. Extrapolant de là, Frank Herbert imagine la possibilité de faire naître des embryons de manière artificielle dans des éprouvettes à partir du patrimoine génétique de donneurs. Rappelons que le premier bébé éprouvette est né au Royaume-Uni en 1978. De la même manière, des clones sont régulièrement créés par les OptimHommes à partir du patrimoine génétique de leurs serviteurs les plus doués afin de s’assurer une continuité des compétences. Ils vont même jusqu’à recréer une population complète au besoin s’ils décident pour une raison ou une autre de raser complètement une région du monde (ce qu’ils ne se privent pas de faire). Enfin, le récit se résout sur des préoccupations typiquement herbertiennes : à vouloir briser l’équilibre écologique de la vie elle-même, son rythme propre, on ne fait qu’engendrer l’émergence d’une nouvelle voie d’expression qui inévitablement échappe à celui qui tente de la contrôler. La fameuse incertitude au sein des systèmes.

Les Yeux d’Heisenberg est un roman court. Il ne prend pas le temps de développer un univers très complexe et les personnages restent confinés dans des rôles utilitaires. Nous sommes loin du livre-monde qu’est Dune. Il est toutefois intéressant de faire un parallèle avec ce dernier car on y voit les idées de Frank Herbert se développer. A la lecture, on a le sentiment que l’auteur a puisé dans les notes qu’il avait prises pour construire sa grande œuvre. Il joue des mêmes concepts et les contextualise sous un angle différent pour mieux en explorer les conséquences possibles. C’est une lecture tout à fait recommandable.


Titre : Les Yeux d’Heisenberg
Auteur : Frank Herbert
Edition : Pocket (mars 2014)
Traduction : Evelyne Cardon-Lowins et Alain Garsault
Nombre de pages : 256 pages
Prix : 6,95 €


18 réflexions sur “Les Yeux d’Heisenberg – Frank Herbert

  1. Lu à l’époque ou je lisais tout Herbert. Le souci c’est que tout parait moins bien après Dune…
    J’avais souvenir en effet de thèmes proches mais d’un angle différent. Si je le retrouve je le relirai peut-être.

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    1. Je suis d’accord avec toi, c’est le soucis de l’oeuvre d’Herbert. Mais c’est aussi la raison pour laquelle je souhaite proposer sur le blog une relecture intégrale des romans indépendants, histoire de faire ressortir des choses oubliées mais pas dénuées d’intérêt.

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