Les Perséides – Robert Charles Wilson

perseides

Il est des romans qui usent à profusion d’extravagances pyrotechniques mais dans lesquels la science-fiction ne sert que de décorum. A l’inverse, il existe des écrits qui font l’économie d’artifices mais dans lesquels la science-fiction est le cœur de l’œuvre. C’est à l’un de ces ouvrages que ce billet est consacré.

Les Perséides est un recueil de nouvelles de Robert Charles Wilson traduit par Gilles Goullet, publié par les éditions Le Bélial’ en 2014. Neuf nouvelles composent le recueil. Sans constituer à proprement parler un fix-up, un roman par assemblage, ces nouvelles sont liées par une géographie, des personnages, mais aussi et surtout par une sémantique.

En 1933, le scientifique américano-polonais Alfred Korzybski écrivait Science and Sanity: An Introduction to Non Aristotelian Systems and General Semantics. Dans cet essai, Korzybski s’inspirait des récentes avancées de la physique dans les domaines de la mécanique quantique et de la relativité pour avancer que notre représentation du monde, notre rapport au réel, était asservi à nos systèmes de pensée. Et plus encore, il considère que notre système nerveux forge la réalité que nous percevons. C’est l’action de l’observateur sur ce qu’il observe, concept fondamental en mécanique quantique. A l’instar des descriptions euclidiennes et newtoniennes qui ne suffisent plus à rendre compte des observations de la science moderne, Korzybski invite à dépasser les anciens modèles, à adopter une logique « non aristotélicienne ». Les travaux de Korzybski ont notamment inspiré un célèbre cycle de science-fiction : Le monde des Ᾱ de A.E. van Vogt (Ᾱ = non A = non aristotélicien, essayez de suivre un peu sinon on ne va pas y arriver).

La carte n’est pas le territoire

La sémantique générale de Korzybski fournit une grille de lecture du recueil de Robert Charles Wilson. Contrairement à van Vogt, Wilson ne cherche pas à donner corps aux propositions de Korzybski (le développement des aptitudes mentales de Gilbert Gosseyn dans Le monde des Ᾱ), mais à en illustrer l’axiome de base. Cet axiome fut résumé par son auteur en un aphorisme devenu célèbre : la carte n’est pas le territoire. (Aphorisme par ailleurs relevé par le malicieux éditeur cornu dans sa présentation du recueil en 4 de couv’.)

Cette clef là est livrée de façon très directe dans la nouvelle la plus borgesienne du recueil, La ville dans la ville. Relevant un défi entre amis, celui d’inventer une religion, le narrateur, Jeremy, imagine une religion de la ville, une « paracartographie ». Il se lance de manière obsessionnelle dans la réalisation d’une carte de la ville de Toronto, une carte des territoires secrets, avec « des rues représentées comme des extases ou des purgatoires ». La chose dont Jeremy ne se rendra pas immédiatement compte, c’est que la carte n’est pas le territoire et que la plus grande partie de sa paracarte demeure invisible à autrui.

« La paracartographie est forcément une affaire personnelle, ma carte n’est pas la vôtre. »

Nous voilà ainsi plongés au cœur du sujet. Les neuf nouvelles de ce recueil sont liées par une géographie, celle de Toronto, avec en son centre la librairie Finders. Mais la carte n’est pas le territoire et ce que l’on voit n’est que la somme des abstractions successives, pour reprendre le vocabulaire de Korzybski, qui nous amène à construire une représentation qui n’est pas le réel. Toronto n’est qu’un point au centre du cosmos, la plus grande partie de la carte nous manque. Est-il pour autant souhaitable d’élargir sa perception ? Quand on s’ouvre à une pensée non aristotélicienne, qu’est-ce que l’univers nous dit de notre place dans le cosmos ? Dans la nouvelle L’Observatrice, Edwin Hubble, le célèbre astronome américain, explique à la jeune narratrice, Sarah Lansing, que

« L’observateur s’effondre dans sa propre singularité, diminuant par rapport à l’univers en général. »

C’est cette question centrale dans Les Perséides qui forme le cœur science-fictif de l’ouvrage.  Chaque nouvelle est centrée sur un personnage, qui va faire à sa manière l’expérience personnelle du territoire. Pascal écrivait dans les Pensées

« Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’en un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de tout celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. « 

C’est ce même doute, cette angoisse métaphysique, qu’affrontent, seuls, les personnages de Robert Charles Wilson, mais en mode horreur cosmique d’amplitude lovecraftienne. Une autre clef est livrée dans la nouvelle L’Observatrice par un Hubble paraphrasant Nietzsche :

« Si tu observes le monde incréé, il te rend ton regard ».

Il sera donné à chacun l’occasion de plonger son regard vers ces abysses, de lever un coin du voile cachant le cosmos. Robert Charles Wilson place ses personnages au cœur du récit, des individus, et prend le temps de développer finement leur psychologie. C’est essentiel, évidemment, car toujours selon Korzybski, c’est le système nerveux de chaque observateur qui va déterminer le résultat de l’observation.

Cela sera neuf fois illustré dans ce recueil. Une carte, un territoire, neuf observations. Les Perséides n’est pas un recueil de nouvelles qu’on peut lire indépendamment les unes des autres. C’est un tout qui s’éclaire et s’illustre. C’est une carte, c’est un territoire.

Conclusion subjective et lapidaire

Superbe !


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Titre : Les Perséides
Auteur : Robert Charles Wilson
Publication : Le Bélial’ 2014
Traduction: Gilles Goullet
Nombre de pages : 311
Format : papier et ebook


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