Le Magicien quantique – Derek Künsken

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The Quantum Magician est le premier livre de Derek Künsken. Il a eu du succès. D’ailleurs, il sort en France chez Albin Michel Imaginaire le 26 février 2020, sous une traduction de Gilles Goullet et le titre Le Magicien quantique. Tout livre dont le titre comporte le mot « quantique » sans être précédé de « cours de mécanique… » ou « précis de physique… » est en général un navet. C’est comme ça, c’est une loi naturelle. Mais si le livre est lui-même quantique, il y a espoir puisqu’il se trouve nécessairement dans une superposition d’états |navet>+|pas navet>. Selon l’interprétation de von Neumann-Wigner de la mécanique quantique, c’est la conscience qui provoque la réduction de la fonction d’onde du système observé. Il faut donc observer le roman. Je l’ai fait : j’ai trouvé Le Magicien quantique dans l’état |pas navet>. Cela ne signifie pas que vous obtiendrez le même résultat en reproduisant la mesure chez vous et, de toute façon, l’interprétation de von Neumann-Wigner est fausse. C’est pourtant l’interprétation sur laquelle Derek Künsken se base pour créer le personnage principal de son roman. Mais on l’excuse, car d’autres l’ont fait avant lui.

Homo quantus

Nous sommes au début du vingt-sixième siècle, quelque part dans la galaxie. L’humanité s’est dispersée et a conquis des mondes éloignés de plusieurs centaines d’années-lumière grâce à des trous de ver opportunément laissés çà et là par une ancienne civilisation disparue qu’on appelle les précurseurs. L’humanité a bien trouvé le moyen de générer des ponts d’Einstein-Rosen temporaires, mais contrôler l’accès à un trou de ver permanent fait de ceux qui ont cette chance des nations majeures de l’Axis Mundi, ce réseau de portails interstellaires, et les rend à même d’imposer des rapports de vassalité à d’autres moins fortunées. L’Union sub-Saharienne, petite nation vassale de la puissante Congrégation vénusienne, a mis la main sur une technologie qui dépasse de loin ce qui est connu par ailleurs dans la galaxie et lui permet d’opposer une force armée qui pourrait changer leur situation. Encore faut-il qu’elle puisse transporter ses vaisseaux de guerre de l’autre côté de l’Axis Mundi. Seulement voilà, le prix du transport demandé par la nation des Fantoches pour utiliser leur trou de ver est beaucoup trop élevé : la moitié de la flotte de l’Union, à prendre ou à laisser. L’Union va donc faire appel à un magicien, l’escroc réputé pour pouvoir accomplir l’impossible : Belisarius Arjona.

Belisarius Arjona est un homme quantique, un Homo quantus. Il s’agit d’une nouvelle espèce humaine, artificiellement créée par manipulations génétiques sur des générations pour produire une classe d’humains capables de se placer dans un état de fugue pour devenir pur intellect objectif, une conscience capable d’observer le monde quantique sans le réduire. Homo quantus vit généralement reclus dans la Mansarde, un astéroïde aménagé, et s’adonne aux joies simples de la contemplation des lois complexes de l’univers. Mais Arjona est un Homo quantus raté, la fugue pourrait lui être fatale et il a quitté le monde quantus pour s’adonner à l’arnaque, activité lucrative dans laquelle il trouve les défis à même de satisfaire son cerveau aux capacités de calcul extraordinaires. Arjona va accepter l’offre de l’Union. Evidemment, me diras-tu, lecteur sagace, sinon il n’y aurait pas de roman. C’est pas faux.

Ocean’s 2520

Arjona va monter l’arnaque du siècle, voire du millénaire. Pour cela il va réunir une équipe digne de Reservoir dogs, de Usual suspects, des 7 mercenaires, des Dirty dozen, d’Ocean’s eleven, enfin vous connaissez le deal, c’est un grand classique. Il va donc s’entourer d’une poignée de ratés prêts à tout comme lui. La galerie des personnages est haute en couleur et c’est évidemment elle qui va pimenter le roman. C’est le principe même de ce type de récit. On y côtoie une psychopathe à l’amour prononcé pour tout ce qui fait boum, un gros dur qui jure comme un klephte, l’IA la plus évoluée et la plus folle de la civilisation qui se prend pour la réincarnation de l’apôtre Mathieu, un maître escroc en phase terminale parti pour une mission suicide, une taupe malingre, et un chirurgien apprenti sorcier. Je n’en dis pas plus car la constitution de la fine équipe constitue le premier acte de la pièce et fait partie de son plaisir de lecture. Pour compléter la photo de famille, Arjona va convaincre son amour de jeunesse, Cassandra, elle aussi Homo quantus, de se joindre à eux car il faudra bien un cerveau à peu près d’aplomb pour faire face aux dangers du plan fou du magicien quantique.

Il y aura des revers, des trahisons, de retournements de veste, et bien sûr des plans derrière les plans et une arnaque dans l’arnaque comme on pouvait s’y attendre. Mais l’arnaque en elle-même ne constitue pas l’attrait principal du roman, et ce pour deux raisons. La première est qu’elle est au final relativement simple. La seconde est plus subtile. Si des films comme Ocean’s eleven ou Mission Impossible fonctionnent, c’est parce que les obstacles qui se dressent devant les héros nous sont parfaitement identifiables. On sait tous qu’un coffre de banque est difficile à percer, et on frétille comme des gardons lorsque MacGyver arrive à l’ouvrir avec une corde à linge et un stylo à bille. Mais on ne sait pas grand chose d’un trou de ver ou de la puissance d’une IA au 26è siècle et tout l’arsenal déployé par Arjona ne suscite pas la même fascination. Un world building assez conséquent aurait été nécessaire pour nous convaincre de l’audace du plan énoncé, ce qui supposait d’ajouter un nombre important de pages au roman qui en compte déjà 420.

Une humanité partie en vrille

L’attrait est ailleurs, dans la peinture d’une humanité partie en vrille. Homo quantus n’est pas le seul produit du génie génétique devenu fou. On peut voir là l’influence d’un autre auteur de science-fiction canadien, le génial Peter Watts. Aux côtés d’Homo sapiens et d’Homo quantus existent deux autres espèces. L’une est Homo eridanus chez qui le génome a été mélangé à la truelle avec celui de mammifères marins, ce qui lui permet de vivre à de très grandes profondeurs sous des pressions à broyer les organes des bouffeurs d’air. Stills, le gros dur, est un Homo eridanus et devra parcourir l’aventure dans un caisson pressurisé. Je n’ai pu m’empêcher de revoir l’image du navigateur de la Guilde dans le Dune de David Lynch. L’autre espèce est Homo pupa, aussi appelée les Fantoches, une race miniature d’esclaves religieux créés spécifiquement pour adorer leurs créateurs, les Numen. Les hormones sécrétées par ces derniers leur collent des extases que sainte Thérèse d’Avila n’aurait pas reniées. L’ironie est que cela a fini par se retourner contre les Numen car, les Fantoches ayant tellement besoin d’eux pour vivre qu’ils ont fini par les enfermer dans des cages pour les protéger et les garder au plus près d’eux, telles des idoles. C’est leur histoire, leur folie et le paradoxe de leur existence qui amènent les pages les plus intéressantes du roman, notamment mises en parallèle avec le discours illuminé de Saint-Matthieu, l’IA mystique du gang. Dans ce rapport au religieux, on verra peut-être l’influence de Frank Herbert ou encore de Peter Watts. Ici, toutefois, le tout est traité avec humour. L’ouverture du chapitre 26 qui étudie la théologie fantoche est particulièrement drôle et grinçante.

« Des oppositions scripturaires naturelles comme « Fous-moi le camp ! » […] et « Viens ici, bordel !» […] ou encore « Regarde-moi connard » […] et « Ne t’avise pas de lever les yeux vers moi ! » peuvent être analysées en fonction des différences morales et contextuelles de chaque situation… »

Je suis plus réservé quant au traitement de l’Homo quantus. Ses étonnantes capacités mentales font de lui au mieux un ordinateur quantique vivant. C’est-à-dire une calculatrice améliorée. Il me semble que Derek Künsken passe à côté d’une opportunité car il fait une utilisation très limitée des étrangetés quantiques. Dans le genre, Greg Egan avait beaucoup mieux exploité le potentiel de l’homme quantique dans le roman Isolation où il n’est plus question de simplement calculer mais réellement d’entrer dans le monde quantique, et l’enquêteur Nick Stavrianos fait, lui, véritablement l’expérience de la superposition quantique. Hannu Rajaniemi avait aussi été très loin avec le personnage du voleur quantique dans la série Jean le Flambeur, dont il est évident qu’il a servi de modèle à Balisarius Arjona. Derek Künsken a juste manqué un peu d’audace. Il faut toutefois reconnaître que des auteurs comme Greg Egan, Peter Watts ou Hannu Rajaniemi ne jouent pas vraiment dans la catégorie grand public. S’il s’inspire de ces gens là, et on ne saurait le lui reprocher, Derek Künsken s’adresse à un lectorat différent et certainement plus vaste.

Dans une interview accordée au site Tor.com, l’auteur raconte comment il s’est mis à l’écriture, comment il a découvert le livre d’Orson Scott Card How to Write Science Fiction and Fantasy. Ce livre, de nombreux écrivains américains de science-fiction actuels s’en inspirent pour structurer leurs romans. La technique, le fameux quotient MICE, aussi efficace soit-elle, tend malheureusement à uniformiser les écrits qui nous viennent d’Amérique du Nord. C’est un peu l’équivalent en littérature de l’Actor Studio au cinéma. Pour son premier roman publié, l’écriture de Derek Künsken ne surprend pas. Elle répond à un standard éprouvé de page turner au style manquant de personnalité. Espérons que le succès de ce premier livre permettra à l’auteur de se libérer des méthodes.

En conclusion

Le Magicien quantique est un roman comparé à juste titre à Ocean’s eleven. Pour son premier livre publié, Derek Künsken joue la partition et il n’est pas étonnant qu’il se soit fait remarquer avec cette histoire qui utilise efficacement les règles imposées du genre. Le plus remarquable toutefois n’est à mon sens pas dans l’intrigue, somme toute assez simple, mais dans ce qui se passe en dehors de l’intrigue, là où l’on sent que l’auteur livre ses meilleures idées, là où il explore des mondes, là où se révèle une ambition plus personnelle. Une suite est déjà parue en anglais. Elle promet d’être intéressante.


D’autres avis : sur la VO, Apophis, Gromovar, Blog-O-Livre, De livres en livres, Anudar, et sur la VF, Outrelivres, Le chien critique, Au pays des Cave Trolls, Les lectures du Maki, Xapur, Le chroniqueur, Le Bibliocosme,


Titre : Le Magicien quantique
Auteur : Derek Künsken
Série : The quantum evolution
Publication : Albin Michel Imaginaire (26 Février 2020)
Traduction : Gilles Goullet
Nombre de pages : 420
Format : Grand format papier et ebook


19 réflexions sur “Le Magicien quantique – Derek Künsken

  1. Entièrement d’accord avec toi (sauf peut-être avec le quantique qui m’a un peu laissé au bord du chemin), notamment par rapport à l’arnaque où tout cela m’a été particulièrement difficile à imaginer.

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  2. Je viens juste de le refermer.
    Pas si mal pour un premier roman, avec de bonnes trouvailles, un personnage principal attachant et plutôt bien creusé.
    Difficile, voire quasi-impossible de faire une image mentale d’une bonne partie de l’action.
    En revanche, je me suis vite dis que l’univers crée par l’auteur pouvait facilement être exploité pour une suite ou mieux par des romans indépendants.
    Donc excellente nouvelle FeydRauta, quand tu nous annonces une suite ou n’importe quoi d’autre exploitant ces humanités singulières.

    Aimé par 1 personne

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