Le Jardin quantique – Derek Künsken

Il y a deux ans exactement, la collection Albin Michel Imaginaire publiait Le Magicien quantique, premier roman de l’auteur canadien Derek Künsken. Depuis la sortie du texte en VO en 2018, l’auteur a écrit deux suites The Quantum Garden et The Quantum War publiées en 2019 et 2021, respectivement. Un quatrième tome, The Quantum Temple, doit compléter la tétralogie. Le 2 mars 2022, l’éditeur français publie la traduction de Gilles Goullet du second roman sous le titre Le Jardin quantique. Précisons qu’il s’agit de romans indépendants, de suites plutôt que de tomes d’une même histoire. Nous y retrouvons les personnages principaux, et les événements racontés dans le premier roman influencent nécessairement l’histoire du second, mais ceux-ci sont rappelés dans les grandes lignes dans les premiers chapitres. Il serait possible, je pense, de lire Le Jardin quantique sans avoir lu Le Magicien quantique. C’est principalement au niveau des personnages, du qui-est-qui, que le lecteur risquerait d’être momentanément perdu. Quoi qu’il en soit, on peut se plonger deux ans plus tard dans ce deuxième roman sans avoir besoin de relire le premier.

Très brièvement, Le Magicien quantique mettait en place un univers dans lequel, au début du vingt-sixième siècle, l’humanité s’est répandue dans la galaxie sur plusieurs centaines d’années-lumière par le moyen de portails, de trous de ver, construits et laissés là de manière très opportune par une civilisation depuis disparue (un des tropes actuels de la SF pour contourner l’impossibilité du voyage plus rapide que la lumière). Ce réseau, nommé l’Axis Mundi, n’est que partiellement connu et ses accès sont contrôlés par quelques nations majeures qui trouvent là l’assise de leur domination sur leurs vassaux. Une nation mineure en quête d’indépendance, L’Union sub-saharienne, décidait de faire appel à un escroc afin de traverser les portails de l’Axis Mundi avec ses vaisseaux de guerre sans avoir à en payer le prix exorbitant. Cet escroc, le magicien du titre, est Belisarius Arjona, un homo quantus, c’est-à-dire un être créé par manipulation génétique sur des générations pour développer un cerveau quantique qui lui donne la capacité d’accéder directement à l’étrangeté du monde quantique et de réaliser des calculs de très haut niveau. Le Magicien quantique a été comparé à Ocean’s Eleven pour l’arnaque mise en place par une équipe de personnages hauts en couleur menée par Belisarius, et aux écrits de Greg Egan, pour son côté hard-SF.

Si j’avais fort apprécié ma lecture de ce roman très divertissant de par l’utilisation libre qu’il se permettait des bizarreries du monde quantique, sans toutefois avoir l’imagination délirante montrée par Hannu Rajaniemi dans Le Voleur quantique, je regrettais un certain manque d’ambition vis-à-vis des possibilités offertes par ces bizarreries lorsqu’on les transpose à notre échelle. Comme cela a été fait par d’autres auteurs de science-fiction, Derek Künsken s’appuie sur l’interprétation, par ailleurs erronée, de von Neumann-Wigner de la mécanique quantique qui lie la conscience de l’observateur au résultat de la mesure. Sur les mêmes bases qui présentent un intérêt romanesque ludique, Greg Egan avait été beaucoup plus loin, notamment dans le roman Isolation, en mettant véritablement à profit les conséquences de cette idée. Chez Künsken, Belisarius Arjona ne restait finalement qu’une super calculatrice classique. D’autre part, la fameuse arnaque mise en place manquait de subtilité et ressemblait plus à un coup de force qu’à un plan habilement construit.

Le Jardin quantique corrige à mon avis ces défauts de jeunesse et s’avère nettement plus fin que son prédécesseur dans son exploration de l’étrangeté de l’univers et de ces conséquences sur le déroulement du récit. J’en profite pour rassurer le lecteur allergique aux rigueurs supposées (parfois à raison) de la hard-SF. Derek Künsken ne cherche pas à tout prix la véracité scientifique mais joue avec des concepts dans un but purement ludique sans chercher à coller trop strictement à la réalité des lois physiques. Celles-ci lui fournissent un support à partir duquel il peut échafauder toutes sortes d’idées tour à tour parfaitement crédibles ou totalement fantaisistes, et pas uniquement en invoquant toute une panoplie de technologies futuristes mais aussi sur la structure même de la réalité en nous promenant dans un univers à 22 dimensions. Cela signifie que le roman n’est pas toujours simple à aborder. Parmi les meilleures pages du livre, celles où l’auteur laisse courir librement son imagination, certaines demandent de la part du lecteur un peu de concentration. Derek Künsken imagine notamment une forme de vie intelligente particulièrement réussie et étonnante. Une idée brillante que je ne crois pas avoir jamais lue ailleurs. Il y a une charge importante de sense of wonder dans ces pages. Mais par-dessus tout, le cœur de l’intrigue repose sur l’exploration des conséquences du voyage dans le temps, et Derek Künsken fait ça très bien.

Belisarius Arjona a réussi son coup dans Le Magicien quantique mais il a aussi arnaqué son employeur en lui dérobant un portail un peu particulier, et unique, qui lui permet de voyager, non sans risque, dans le temps. Il est désormais pourchassé à la fois par ceux auxquels il a apporté son aide et par leurs ennemis. Ces derniers vont s’en prendre à ses semblables, les homo quantus, et chercher à les détruire. Belisarius Arjona va devoir réunir à nouveau quelques-uns de ses associés pour tenter de sauver les siens. Mais c’est du côté de la colonelle Iekajinka de l’Union, déjà croisée dans le précédent roman, que les choses les plus intéressantes vont se dérouler. Accompagnant à nouveau Belisarius dans ses aventures, là où lui va se confronter à ses choix et leurs conséquences sur autrui, elle va se confronter à son existence même. On ne voyage pas dans le temps impunément et Derek Künsken joue de manière fort cruelle (pour ses personnages) avec le paradoxe du grand-père. Finies les arnaques, l’enjeu est ici existentiel et, quand bien même l’humour est toujours présent sous la plume de l’auteur, une marque de fabrique, le roman est beaucoup plus sombre que son prédécesseur. Cela ne fait que renforcer l’intérêt de ce roman et ouvre le cycle à de nouveaux horizons.

Le Jardin quantique suit Le Magicien quantique mais ne lui ressemble pas. Plus sombre, il est aussi à mon avis plus convaincant quant à son intrigue. Celle-ci ne repose moins sur les effets pyrotechniques et un scénario de type hollywoodien que sur un sense of wonder lié à son propos même et à ses trouvailles conceptuelles. Derek Künsken fait mieux dans ce second volume que dans le premier qui posait l’univers et les personnages. Le Jardin quantique l’approfondit, l’ouvre et l’on voit se dessiner désormais des possibilités de grande ampleur. Il n’y a plus qu’à attendre de lire la traduction de The Quantum War pour découvrir si toutes les promesses seront tenues.


D’autres avis : Apophis (sur la VO), Le Nocher des livres, Au Pays des Cave Trolls, Les lectures du Maki,


  • Titre : Le Jardin quantique
  • Auteur : Derek Künsken
  • Série : The quantum evolution
  • Publication : Albin Michel Imaginaire (2 mars 2022)
  • Traduction : Gilles Goullet
  • Nombre de pages : 416
  • Format : papier et numérique