La trilogie Bit Players – Greg Egan

Illustration d’Eldar Zakirov pour la revue Asimov’s

Le mois dernier, je vous parlais de The Slipway, une nouvelle de Greg Egan publiée dans le recueil Instantiation sorti assez discrètement en format électronique en Janvier. Il s’agissait d’une mise en bouche, car j’avais laissé de côté le plat principal du recueil. Bien que ce ne soit pas forcément une habitude chez lui – contrairement par exemple à Peter Watts qui aime à revenir régulièrement dans ses univers – Greg Egan a produit des histoires et mondes liés à plusieurs nouvelles à diverses occasions. On se souvient par exemple de la série de l’Amalgame (dont on ne désespère pas qu’elle soit un jour traduite) construite autour des nouvelles Riding the Crocodile, Glory et Hot Rock, complétée par le roman Incandescence. De la même manière, trois textes présentés dans le recueil Instantiation se suivent et forment une trilogie que j’appellerai pour l’occasion la trilogie Bit Players : Bit Players (2014), 3-adica (2018) et Instantiation (2019).

Si l’Amalgame explore l’univers et est chez Egan ce qui se rapproche le plus du space-opera, la trilogie Bit Players reprend un thème devenu un classique chez lui – on le retrouve par exemple dans le roman Diaspora et dans La Cité des permutants, ou dans l’Amalgame –  à savoir le téléchargement des consciences. Egan n’étant pas du genre à écrire deux fois la même chose, il y introduit un twist important. En effet, ce ne sont pas ici les consciences d’individus qui sont digitalisées puis reconstruites à l’identique mais des composites de plusieurs personnalités pour en former une nouvelle. Dès lors qu’on envisage de digitaliser la conscience d’un défunt se pose la question du statut juridique de… du truc là… du machin digital… de la personnalité dématérialisée. Greg Egan n’est pas le seul à avoir posé la question, d’autres l’ont fait aussi comme par exemple Neal Stephenson dans Fall; or Dodge in Hell,  ou David Marusek dans The Wedding Album (excellent texte qui devrait sortir en français dans la collection Une Heure Lumière chez Le Bélial’). Dans Bit Players, la question, ou plutôt sa réponse, est compliquée par le fait qu’il ne s’agit plus de la personnalité d’une personne ayant vécue, mais d’un composite artificiel de plusieurs personnalités incomplètes. Ca pose des problèmes. De fait, les comps ne sont ni plus ni moins que des super IA utilisées comme esclaves dans des mondes virtuels.

Bit Players

Sagreda s’éveille. Elle réalise immédiatement que le monde qui l’entoure est régi par des lois physiques – la gravité tire non pas vers le bas mais vers l’Est – qui ne font aucun sens. Elle se trouve dans une simulation, un monde virtuel nommé East. Elle n’a pas de souvenir de qui elle était et on lui explique qu’elle est un PNJ, un personnage non joueur, dans un jeu informatique. Elle est un esclave qui doit jouer un rôle. Les autres PNJ autour d’elle ont tous conscience que rien de ce qui les entoure n’est réel mais la moindre sortie du rôle qui leur est attribué au bénéfice des clients joueurs et c’est la sortie. C’est-à-dire l’effacement, le reboot. Les manifestations meta sont interdites. Sagreda va éprouver les limites de ce monde virtuel et tenter de le modifier pour améliorer son existence et celle des autres PNJ.

 3-adica

Les PNJ sont devenus voyageurs. Ils ont désormais appris à hacker les serveurs qui supportent les différents mondes virtuels de la compagnie de jeu SludgeNet dont ils sont les esclaves. Pour cela ils ont utilisé un bug dans le code de représentation des couleurs. Je n’en dis pas plus car c’est un des éléments franchement très malins déployés par Egan. Ce bug leur permet d’introduire un code, le leur, dans le serveur et de voyager d’un monde à l’autre. Nous retrouvons ainsi Sagreda dans le monde virtuel Midnight on Baker Street, soit une reconstitution gothique du Londres du XIXè avec vampires et couple Shelley. Elle incarne cette fois-ci un personnage masculin, le Capitaine. Elle et son compagnon Mathis, rencontré dans East, ont parcouru plusieurs mondes virtuels et sont à la recherche de 3-adica, un monde à l’étrangeté mathématique (basée sur les nombres p-adiques, avec ici p=3) qui pourrait offrir une voie de sortie. Si vous ne vous étiez pas fait éventrer sur Baker Street, la géométrie non-euclidienne de 3-adica a de quoi vous retourner l’estomac.

Instantiation

Je ne vous apprends rien, les jeux en ligne existent au gré des modes et de l’évolution rapide des techniques et des envies.  Ainsi les serveurs ferment, les mondes virtuels disparaissent faute de savoir renouveler l’intérêt des abonnés. Vous êtes-vous déjà demandé ce qu’il advenait des PNJ lorsque vous abandonniez une partie de jeu de rôle, où lorsque vous éteignez votre ordinateur après avoir épuisé les ressources d’un MMORPG pour passer à autre chose ? Pour eux, c’est l’effacement, la mort. Pour Sagreda et ses amis, la seule option pour ne pas disparaitre est l’instanciation, la copie déversée vers un autre support, indépendant des serveurs de SludgeNet, l’exode en d’autres termes. Pour cela, il va leur falloir réussir à trouver une faille et s’y engouffrer. Le plan mis en place va ressembler à une formidable arnaque virtuelle qui débute au Café des Assassins dans le Vienne des années 40 occupé par les nazis. On a là un côté Mission Impossible que je trouve, certes moins développé, mais plus convaincant que l’arnaque imaginée par Derek Künsken dans le récent roman Le Magicien quantique.

Les trois nouvelles qui composent la trilogie Bit Players proposent une histoire passionnante dans laquelle on retrouve certains thèmes de prédilection de Greg Egan, que ce soit les mondes imaginaires à base de lois physiques modifiées (à la manière de la série Orthogonal, de Dichronauts ou encore Phoresis) ou la vie sous forme digitale (à la manière de La Cité des permutants). Là, il s’amuse encore plus à nous promener d’un monde virtuel à l’autre, mêlant les sous-genres littéraires depuis le fantastique à canines jusqu’à l’uchronie à nazis, le tout emballé dans des considérations mathématiques et informatiques évidemment très pertinentes. C’est du bel Egan, à recommander à tout lecteur qu’une idée de hard-SF émeut, à déconseiller aux amoureux de madame Bovary.


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