Rossignol – Audrey Pleynet

« Attention, chef-d’œuvre », avait prévenu Jean-Daniel Brèque. Le trois fois récipiendaire du Grand Prix de l’Imaginaire et du prix Cyrano pour son travail de traduction, lui qui a tout lu et tout traduit, de Poul Anderson à Stephen King, en passant par Margaret Atwood et Lucius Shepard, ne tarissait pas d’éloge à la suite de sa lecture de Rossignol d’Audrey Pleynet en avant-première pour sa critique à paraître dans les pages de la revue Bifrost. Si la déclaration a de quoi susciter l’intérêt, elle engendre aussi l’appréhension en provoquant l’attente, une peur de la déception. Je ne vais pas mentir et faire semblant, je connais Audrey Pleynet depuis quelques années et l’autrice aujourd’hui publiée dans l’illustre collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’ est une amie. Nos échanges sont fréquents et Audrey partage avec moi ses idées, me demande à l’occasion mon avis sur un détail, un cadre, une situation. Parfois aussi, elle me fait lire un texte en cours d’écriture, pour une bêta lecture. Cette proximité n’est pas sans conséquence et me fait souvent redouter le moment délicat où je vais ne pas aimer un de ses textes. Alors si en plus Jean-Daniel Brèque en rajoute… De Rossignol, je ne savais rien. Je n’avais aperçu que les matériaux bruts sans idée des alliages qu’ils allaient former. Du travail de la forge, j’avais vu les doutes, et décelé dans leurs ombres l’infatigable détermination. Mais je n’ai pas assisté au recuit et à la trempe, cet art qui transforme le minerai brut en lame tranchante. Quant au polissage, il s’est fait avec son éditrice, Laetitia Rondeau. Et donc voilà, c’est Audrey Pleynet et c’est Le Bélial’. Mes peurs furent dissipées dès les premières pages.

Rossignol est un texte dense qui ne prend pas le lecteur par la main mais le plonge dans un univers où l’altérité est la règle, et ce sans ligne de rappel. Il faut pour le lecteur s’y fondre ou se raccrocher à sa dimension allégorique. Le propre de la science-fiction est de se saisir d’une problématique du présent et d’en faire une idée que l’on va porter au bout de sa logique, qu’on va déplacer dans un cadre qui permet de libérer les contraintes pour l’étirer et l’étendre jusqu’à en éprouver les limites conceptuelles.

« Il y avait bien des tensions, de la politique, des enjeux de pouvoirs. Rien que des gens méprisables à mes yeux, qui ignoraient tout de nos vies sous-jacentes et récupéraient à leur compte la tragique disparition d’une amie. »

 Rossignol construit une utopie, consciente de son impossibilité jusqu’au niveau biologique. Le cadre est un futur lointain. L’univers est peuplé de multiples espèces, la rencontre a eu lieu. Las des conflits, des soldats, contrebandiers et renégats en tout genre se sont dotés d’un espace, construit à partir de rien, où tous, quelle que soit leur biologie, peuvent vivre et cohabiter. Ce lieu est la Station, une expérience grandeur nature d’une tentative d’harmonie inter espèce devenu laboratoire de métissage des ADN.  Chaque individu est doté d’une cartographie génétique définie par des contributions majeures et mineures. Pour assurer la survie de tous, la Station est capable d’ajuster les paramètres environnementaux de chaque pièce, de chaque couloir qui la compose, et ce en temps réel. Ce n’est jamais optimal pour un individu en particulier, mais une moyenne supportable sans trop d’inconfort pour les individus présents à un moment donné. Le métissage des gènes permet de gommer les incompatibilités extrêmes. Mais l’on sait tous ce qu’il advient des utopies, surtout lorsque la politique, le poids du passé, et les influences extérieures s’en mêlent. Comme le montrait Ada Palmer dans Terra Ignota, il faut parfois détruire une utopie pour laisser la place à autre chose. Mais à la différence d’Ada Palmer, Audrey Pleynet ne construit pas son utopie initiale sur des certitudes supposées mais sur des doutes. Bref, un futur de paumés, quoi.

L’autrice fait le choix judicieux pour son propos de mener son lecteur au cœur du récit en faisant appel à une narratrice autodiégétique. C’est son histoire qui est racontée et le récit se fait à la première personne, parfois au présent, parfois au passé. On comprend rapidement la raison de cette narration non linéaire qui s’inscrit dans le cadre d’un témoignage livré à un tiers et où tout se lie. Comme dans tout récit de vie, une situation appelle un souvenir, réclame une explication, un retour en arrière, mais la vie est là à chaque étape. Les enjeux se livrent ainsi dans le maelstrom émotionnel de la narratrice face à des événements dramatiques autant en ce qui concerne son existence que celle de la Station. Elle y est née, et du fait de sa singularité – qui n’est finalement qu’une normalité parmi d’autres au sein de la Station – elle se retrouve engagée dans le conflit entre deux factions, les Spéciens qui prônent un retour à la pureté raciale et Fusionnistes qui veulent l’effacer définitivement. Elle livre ainsi l’histoire de la Station de sa fondation jusqu’à… Elle y fait notamment au passage une peinture pleine de justesse sur la manière dont les enfants abattent naturellement, sans même y penser, les barrières dressées par leurs parents. Puis des oppositions que cela inévitablement génère. Audrey Pleynet ne fait jamais dans l’optimisme naïf et bon enfant. Le futur ne sera pas aimable et il faudra se raccrocher à ce qu’on a, faire le tri dans ses bagages et se débrouiller comme on peut. Rossignol est un récit cruel. C’est aussi un récit qui déborde d’intelligence et de sensibilité.

Quel texte ! Fait rarissime en ce qui me concerne dans le cadre d’une lecture, j’ai versé une larme à la fin.  Je me refuse à dire qu’il s’agit là du chef-d’œuvre d’Audrey Pleynet, car j’espère bien qu’elle fera encore mieux, plus haut, plus fort. Mais Rossignol est son plus beau texte à ce jour. L’autrice ne choisit pas la voie facile. Elle écrit une science-fiction exigeante qui va au bout de sa proposition, sur le fond comme sur la forme. Il se pourrait que Rossignol laisse quelques lecteurs sur le bord de la route car l’autrice fait le pari à la fois de l’émotion et de l’intelligence pour capter l’attention et surmonter les difficultés conceptuelles propres à la SF de haute volée, et ce n’est pas de tout repos. C’est en tout cas un texte qui non seulement trouve sa place dans la collection Une Heure-Lumière, collection exigeante qui allie émotion et intelligence, mais qui s’y creuse une place de premier rang. Celui où s’assoient les plus brillants. Rossignol est un grand texte.

PS : Rossignol est lauréat du prix Utopiales 2023 !


D’autres avis : Apophis, Gromovar, Xeno Swarm, Au Pays des Cave Trolls, Charybde 27, Weirdaholic, Yuyine, Le Maki, Lorhkan, Blog à Part, 233°C,


  • Titre : Rossignol
  • Autrice : Audrey Pleynet
  • Parution : 18 mai 2023, Le Bélial’, coll. Une Heure-Lumière
  • Nombre de pages : 144
  • Support : papier et numérique

19 réflexions sur “Rossignol – Audrey Pleynet

  1. J’avais trouvé Noosphère très plaisant et surtout très prometteur. Le recueil Ellipses avait confirmé mes attentes avec des textes souvent remarquables. Autant dire que je considérais Audrey Pleynet comme une autrice à suivre. Cependant, je ne m’attendais pas (malgré des annonces enthousiastes qui me faisaient craindre une déception finale) au choc que j’ai ressenti en lisant Rossignol. C’est le texte de SF français le plus fort que j’ai lu depuis une éternité. Aucun récit depuis Déchiffrer la trame de Jean-Claude Dunyach ne m’a inspiré une telle admiration. Rossignol déborde d’intelligence, de richesses en termes de « sense of wonder » et d’émotions poignantes. Je viens d’en finir la lecture et je ne m’en remets pas.

    Aimé par 1 personne

      1. Puisqu’on est dans l’utopie, ne peut-on pas rêver d’une publication en anglais de Rossignol ? Depuis quelques années, il existe aux États-Unis une tendance à réclamer des textes non anglophones (je crois que le succès du Problème à trois corps en a été un élément essentiel). À l’initiative de Neil Clarke, Clarkesworld en est à la pointe, mais le mouvement est général (voir les anthologies sur les SF de l’Asie du sud-est, de l’Amérique Latine, d’Inde, en langue espagnole, etc.) Une grande absente : la SF française, ou plutôt francophone (Aliette de Bodard est française, mais écrit en anglais). À titre personnel, je n’en suis pas très étonné. Non seulement, les nouvelles ont peu d’espace de parution (en dehors de Bifrost, Galaxies, Présences d’esprits/AOC, peu de fanzines et de webzines), mais je pense que, culturellement, elle est peu adaptée aux « standards » états-uniens (c’est une question qui mériterait tout un débat – un volontaire pour l’ouvrir ?). Or, de ce point de vue, le texte d’Audrey Pleynet me semble être une exception. Restent deux problèmes : l’absence d’agent littéraire en France (une institution aux USA, qu’en est-il d’Audrey Pleynet ?) et l’investissement que constitue une traduction (Jean-Claude Dunyach m’a dit l’avoir payé de sa poche celle de Déchiffrer la trame, publié dans Interzone). C’est un post très long. Désolé, je m’arrête là.

        Aimé par 1 personne

        1. C’est drôle parce que je pensais très précisément à la même chose aujourd’hui. Je me dis aussi que ce texte entre tout a fait dans les standards anglosaxons et serait à même de franchir la barrière. J’en parlerai à Olivier Girard à l’occasion.

          J’aime

  2. Chef d’oeuvre? sans aucun doute. Facile ou complaisant? Certainement pas. Bouleversant? complètement. Le fil du récit m’a plonge dans une émotion tellement forte qu’à la fin je m’y noie. La solitude qui m’habite, la différence qui me caractérise, mon silence presque pathologique se retrouvent dans ce texte d’une profondeur et d’une sensibilité à la fois apeurante et rassurante. Je vais avoir de la difficulté à lire autre chose immédiatement.

    Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.