Les Terres closes (Les Maîtres enlumineurs T.3) – Robert Jackson Bennett

Chapitre final de la trilogie des maîtres enlumineurs de Robert Jackson Bennett, à la suite de Les Maîtres enlumineurs (2021) et Le Retour du hiérophante (2022),  Les Terres closes est paru chez Albin Michel Imaginaire le 26 avril 2023. Si le deuxième volet accusait quelques longueurs et présentait un ventre mou, il ne s’agissait, comme on le pressentait, que de préparer le terrain à l’ultime envoi, induire le changement d’échelle pour élever les enjeux et, enfin, rejoindre la stratosphère dans Les terres closes. Et si en termes de rythme et de spectacle on n’est pas déçu, si en terme narratif cette conclusion est des plus satisfaisantes, le final de la trilogie dévoile aussi ses fondements et éclaire l’œuvre dans sa totalité.

Terry Pratchett avait avancé que la science-fiction n’était que de la fantasy avec des boulons. C’est une définition avec laquelle je suis évidemment en désaccord. Arthur C. Clarke avait énoncé que toute science suffisamment avancée était indiscernable de la magie. Là, on s’en rapproche un peu plus. Larry Niven avait réenchéri en proposant l’inversion selon laquelle toute magie suffisamment avancée est indiscernable de la science. Nous y sommes. La fantasy que propose Robert Jackson Bennett est une fantasy à boulons, dans laquelle la magie sert d’allégorie à la science et les enluminures aux technologies. De fait, c’est en lisant ce troisième volet que j’ai pleinement réalisé que le propos sous-jacent à la trilogie des Maîtres enlumineurs était ni plus ni moins qu’une alerte sur l’utilisation des nouvelles technologies, alors qu’en y réfléchissant un peu, c’était évident depuis le début. L’originalité de Les Maîtres enlumineurs, unanimement salué par ses lecteurs, a été de fondre en une seule entité littéraire le cyberpunk et la fantasy. Les enluminures magiques y étaient présentées semblables à des lignes de codes, on y parlait à mots couverts de transhumanisme et de digitalisation des esprits. Mais Robert Jackson Bennett ne s’est pas arrêté à ce simple artifice de projection allégorique, et si on relit le cycle dans sa globalité, on prend conscience que c’est une histoire critique de l’évolution des technologies et de leur utilisation, bonne ou mauvaise, qui est proposée. La série s’ouvrait sur une explication des enluminures à inscrire sur une roue pour la faire tourner et déplacer des charriots dans les rues de la cité de Tevanne. Nous partions donc de la roue, symbole souvent utilisé, « mème » pour utiliser un vocable moderne, de la naissance des technologies humaines. Ces technologies connaissaient une évolution rapide dans Le Retour du hiérophante, et aboutissent aux robots géants, à des navires immenses parcourant les océans, aux appareils volants, aux téléphones portables, aux missiles à tête chercheuse, aux cités dans le ciel et plus encore dans Les Terres closes. Toute une panoplie imaginée par l’auteur et derrière lesquelles, derrière la magie, on devine aisément les équivalents dans notre monde au présent, où dans les tropes propres à la science-fiction.

Se déroulant huit années après Le Retour du hiérophante, la cité de Tevanne a été perdue et les réfugiés se sont regroupés à Giva, une diaspora sans territoire constituée d’une flotte de navires, une société utopie basée sur l’empathie. La technologie du jumelage, développée dans Le Retour du hiérophante, est désormais utilisée pour produire des esprits de ruche. C’est la naissance d’une nouvelle civilisation, rendue possible par l’utilisation de nouvelles technologies. Mais Giva est en guerre contre l’ennemi qui a émergé à la fin de Le Retour du hiérophante. L’ennemi, d’une puissance quasi inimaginable a lui aussi développé ses propres technologies qui, si elles sont d’un niveau plus avancé, ne sont pas très différentes de celles utilisées par Giva. Au centre du roman, se trouve donc cette opposition entre l’utilisation qui est faite des nouvelles technologies d’un côté et de l’autre de la guerre qui oppose deux visions du monde. L’ennemi, que l’on peut voir comme une intelligence bioartificielle, constatant que ce monde qui n’a apporté que mort et souffrance, prône une approche radicale et un reset complet. Giva, évidemment, ne souhaite pas disparaître et croit en une transformation possible, qu’elle met en œuvre. C’est le récit de cette opposition épique que Les Terres closes  raconte en la portant à un niveau rarement atteint. C’est l’affrontement des hommes et des dieux pour la sauvegarde de la création, ni plus ni moins. Et Robert Jackson Bennett ne s’encombre d’aucune retenue pour livrer au lecteur du grand spectacle tout en continuant inlassablement à tresser de multiples allégories et en proposant divers niveaux de lecture. L’auteur n’épargne pas ses personnages, la situation le réclame. Et si la fin est cruelle, elle se veut aussi porteuse d’un immense espoir. Cette fin, d’ailleurs, ultime clin d’œil, est tout ce qu’il a de plus science-fictionesque.

Les Terres closes conclut magistralement le cycle, élucide tant les origines que le parcours, livre une allégorie des plus lucides, et offre au lecteur un spectacle inouï. Une grande réussite.


D’autres avis : Quoi de neuf sur ma pile, Le Nocher des livres, Sometimes a book, Au Pays des Cave Trolls, Feygirl,


  • Titre : Les Terres Closes
  • Série : Les Maîtres enlumineurs
  • Auteur : Robert Jackson Bennett
  • Publication originale : Locklands, juin 2021 chez Del Rey
  • Publication française : 26 avril 2022, Albin Michel Imaginaire
  • Traduction : Laurent Philibert-Caillat
  • Couverture : Didier Graffet
  • Nombre de pages : 688
  • Support : papier et numérique