Analog/Virtuel – Lavanya Lakshminarayan

En ce mois de juin, la toute jeune collection Le Rayon Imaginaire dirigée par Brigitte Leblanc chez Hachette s’orne d’un nouveau titre avec Analog/Virtuel, premier roman de l’autrice indienne Lavanya Lakshminarayan, originellement sorti en anglais en 2020. Il s’agit du quatrième texte publié dans la collection, après le roman de fantasy Les Dix Mille portes de January d’Alix E. Harrow, un juvénile inédit de de Robert A. Heinlein, Destination outreterres, et une nouvelle traduction de Frankenstein ou Le Prométhée Moderne de Mary Shelley par Élisabeth Vonarburg.

Analog/Virtuel est à la fois présenté comme un recueil de nouvelles et un roman dystopique. Dans les deux cas, ce n’est pas tout à fait juste. Lavanya Lakshminarayan nous projette plus d’une centaine d’années dans le futur, au cœur d’Apex City. Il y a eu des guerres, il y a eu le réchauffement climatique. Le monde a changé. Le nationalisme a disparu, les états aussi et les villes partout dans le monde sont devenus des entités politiques et économiques indépendantes, gérées par des compagnies privées. Apex City est administrée par Bell Corp, selon un modèle managérial. La position qu’occupe chacun dans la société, et dans la ville, est déterminée par sa position le long de la courbe de Bell (ce qu’on nomme en français une courbe en cloche, c’est à dire une distribution gaussienne) basée sur une mesure de la productivité des individus, et donc de leur mérite. Apex City est ainsi une « technarchie méritocratique » qui a remplacé l’ancien système des castes de l’Inde actuelle. Le mérite détermine l’accès autant aux premières nécessités comme l’eau ou l’habitat qu’aux technologies, indispensables pour maintenir ou augmenter sa productivité. Les vingt pour cent les plus productifs constituent l’élite bourgeoise de la société. La majorité appartient aux soixante-dix pour cent. Ils sont les Virtuels, les bons citoyens d’Apex City. Restent les dix pour cent les moins productifs, les Analogs, rejetés en dehors du dôme de protection de la ville vers les bidonvilles qui forment les faubourgs, privés de tout, technologie, eau, vivres… ce sont les damnés de la terre, les intouchables, promis à la ferme aux légumes (vous découvrirez de quoi il s’agit). Ce que raconte Analog/Virtuel, c’est l’effondrement de cette dystopie.

L’incipit du premier chapitre, ou première nouvelle, revient en incipit du dernier, comme une métalepse qui enjambe tout le roman.

« Personne ne remarque rien, car il ne s’est rien passé. Enfin, pas encore. C’est comme ça que tout commence. »

Une fois n’est pas coutume, je vais aborder dans cette chronique des concepts de technique littéraire et adopter un vocabulaire emprunté à la narratologie de Gérard Genette, car la conception de ce roman, la manière dont il est écrit, est intimement liée à son propos et fournit une clef de lecture. En soi, l’univers décrit par l’autrice est assez classique dans le paysage de la dystopie à tendance cyberpunk. Il est construit sur des bases de technologie informatique, d’implants, d’hyperconnectivité, et de violence économique et sociale. De ce point de vue, Lavanya Lakshminarayan ne révolutionne pas le genre mais extrapole à partir de la société existante vers un avenir possible. Le titre complet de la version originale était d’ailleurs Analog/Virtual: And Other Simulations of Your Future. Le récit fusionne le présent et l’avenir (ou le passé et le présent dans le temps du roman), puisqu’Apex City n’est autre que l’actuelle ville indienne de Bangalore où habite l’autrice. La projection se fait par un jeu de références externes renvoyant à notre temps présent et d’auto-références internes. De nombreux noms (toponymes, sigles et marques) renvoient à un espace « extra-textuel » existant, comme Woofer qui remplace Twitter, ou InstaSnap. Mais l’autrice dote Apex City d’une véritable culture propre avec ses jeux de langage et ses expressions qui ne se comprennent que dans l’espace « intra-textuel ». À la lecture de certains passages du roman, les plus caustiques, on pourra penser au roman VieTM de Jean Baret, le cynisme en moins. Comme ce dernier, Analog/Virtuel déconstruit sans cesse les figures habituelles et alterne noirceur et humour, depuis le plus sombre (la ferme aux légumes) jusqu’à l’ironie hilarante (le chapitre Le projet BE-Moji).

Son trait le plus original est dans la forme narrative. Vu de loin, Analog/Virtuel a effectivement l’allure d’un recueil de nouvelles, mais c’est trompeur. Il s’agit bien d’un roman dont la structure fragmentaire se décline en vingt chapitres, chacun doté d’un titre propre, qui eux même sont fragmentés en séquences et ellipses temporelles. Le narrateur change à chaque chapitre, et la narration prend le parti d’une focalisation interne où tout est raconté à travers le regard d‘un personnage, une voix homodiégétique, avec occasionnellement l’emploi de la première personne par un narrateur autodiégétique. Il ne s’agit pas d’un roman polyphonique comme l’est La Horde du Contrevent d’Alain Damasio. Il s’agit d’un roman mosaïque. Chaque récit donne à lire une tranche de vie, un moment de crise, une expérience inscrite dans un temps donné, un fragment inscrit au sein d’un récit plus vaste. Le temps de la narration est celui du récit, simultané à l’action, avec occasionnellement des récits enchâssés où passé et présent s’intercalent sous forme de flash-backs. Chacun des textes est lié à un autre par un événement, un objet, un détail, un narrateur qui devient un personnage secondaire. Le tout forme un récit chronologique cohérent sur plusieurs mois, voire plusieurs années si l’on tient compte des retours en arrière.

Tout ceci a son importance car la polyphonie présente dans la narration donne à lire un récit collectif. C’est le mot à retenir de cette chronique : collectif. En variant les voix et les points de vue, le choix narratif permet d’explorer tous les aspects de l’univers, selon différentes approches, différentes expériences de vie, à travers les différentes strates de la société. C’est une peinture holistique de cet avenir possible. Le récit proposé par Lavanya Lakshminarayan échappe au schéma classique (occidental) de la quête héroïque. Dans la dystopie décrite par l’autrice, il n’y a pas de grand méchant ni de gentil héros qui va sauver le monde. Il n’y a pas de dictateur ou d’affreux capitaliste qui dirige une société constituée de nantis et d’esclaves. Il y a un système choisi, mis en place et auquel 90% de la population adhèrent. La responsabilité est collective. Même au sommet de la pyramide, chacun vit dans la peur de se voir déclasser, car au bout de la chute, il n’y a que la ferme aux légumes. Analog/Virtuel fait le récit d’une révolution. Là encore, ce n’est pas le fait d’un individu mais une action collective construite patiemment pendant des dizaines années. Il n’y a pas de messie, il n’y a que des héros d’un jour, une voleuse, une ingénieure, un espion, des passeurs de plat qui par une action déterminante mais limitée participent à la révolution, à changer le monde. Ce récit mosaïque met en scène la relativité du pouvoir. Il développe l’idée que l’Histoire s’écrit au présent collectivement et non selon des schémas prédéfinis par des forces externes ou supérieures.

Le roman de Lavanya Lakshminarayan est résolument optimiste, mais il n’est pas naïf pour autant. Le livre se referme sur le Grand Soir, et met en garde contre les lendemains qui déchantent. L’autrice fait dire à l’un de ses personnages :

 « Quand vous aurez gagné cette guerre, qu’avez-vous l’intention de faire ? […] comme tous ceux qui vous ont précédé, et vous allez échouer, comme eux. »

Analog/Virtuel est un premier roman, et c’est un excellent roman.


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  • Titre : Analog/Virtuel
  • Autrice : de Lavanya Lakshminarayan
  • Publication : 1 juin 2022, Hachette Heroes, coll. Le rayon Imaginaire
  • Traduction : Lise Capitan
  • Nombre de pages : 384
  • Format : papier et numérique

10 réflexions sur “Analog/Virtuel – Lavanya Lakshminarayan

    1. Merci ! J’évite en général de faire ce type d’analyse car d’autres pourraient le faire bien mieux que moi, et j’ignore si cela intéresse quelqu’un à vrai dire, mais dans ce cas précis ça me semblait important de le mettre en avant. La structure narrative contient le message.

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