Sept secondes pour devenir un aigle – Thomas Day

sept secondes

Tout fout le camp ! Imaginez donc : Alain Sprauel, bibliographe national, ne saurait garantir l’exhaustivité de la bibliographie des nouvelles écrites par Thomas Day, sous ce pseudonyme ou un autre. C’est vous dire l’état du monde. Des éditeurs ont tenté de mettre un peu d’ordre dans tout cela, dont le Bélial’ qui a publié trois recueils de l’auteur : Sympathies for the Devil (2000), Stairways to Hell (2002), et plus récemment Sept secondes pour devenir un aigle (2013). On dénombre aussi quatorze romans sous sa plume, dont le court Dragon, qui a eu l’honneur d’inaugurer avec fracas en 2016 la collection « Une Heure-Lumière » dédiée aux textes courts chez Le Bélial’. Je n’ai pas beaucoup lu Thomas Day pour la raison que je ne lis pas beaucoup d’auteurs français et que je ne lis pas beaucoup de fantasy, genre dans lequel s’inscrivent en grande majorité les romans de l’auteur. C’est la lecture de Dragon, titre que j’avais beaucoup apprécié, qui m’a fait m’intéresser au recueil Sept secondes pour devenir un aigle. Voilà un moment qu’il reposait sur les rayonnages de ma bibliothèque et la trêve éditoriale du mois d’Août m’a fourni l’occasion de le lire. Grand bien m’en a pris.

Sept secondes pour devenir un aigle regroupe six nouvelles, dont trois inédites, écrites ou réécrites entre 2009 et 2013. La composition du recueil, l’ordre de présentation des nouvelles, est astucieuse : la première nouvelle, Mariposa, l’ouvre sur une uchronie qui présente pour point de divergence les détails de la mort de Magellan en 1521, et la dernière nouvelle le referme sur une SF post-singularité en 2037. La cohérence thématique des textes est à ce point manifeste qu’on referme le livre avec le sentiment d’avoir lu non pas une collection de nouvelles mais un roman proposant une histoire du cataclysme en six tableaux. Ce recueil a parfois été présenté comme ayant pour thème central l’écologie, et la postface de Yannick Rumpala qui appelle à penser l’anthropocène en SF participe sans doute à ce sentiment. C’est une lecture que je ne partage pas. Les considérations écologistes sont certes présentes mais plus comme un fil rouge que comme une thématique principale. Celle-ci me semble être les rapports sous contraintes de l’homme à son environnement, qu’il soit naturel, social ou technologique, et les choix radicaux qu’il est amené à faire quand cet environnement tente de l’effacer.

Thomas Day c’est un style, une écriture rentre dedans, un auteur qui ne passe pas des pages à endormir son lecteur sur les goûts vestimentaires de ses personnages, les détails architecturaux d’un cabanon au fond de la forêt ou les couleurs de l’automne rougissant. En d’autres termes, c’est une écriture que j’affectionne particulièrement.

En outre, un des traits de l’auteur que j’apprécie est qu’il est un voyageur et que ses voyages nourrissent, de manière très documentée, ses textes. C’est une caractéristique que l’on retrouve à travers tout ce recueil. S’il n’est pas particulièrement porté vers la science, Thomas Day est porté vers la géographie et ses textes relèvent de ce point de vue d’une sorte de hard-SF pour la précision clinique de la description des lieux explorés, jusque dans le détail des routes parcourues. De plus, il parle souvent de lieux que je connais assez bien, et donc me parle.

Mariposa

Jouant habilement sur une juxtaposition des registres, la première nouvelle s’ouvre sur un extrait du journal d’Antonio Pigafetta, chroniqueur des voyages de Magellan et survivant, avec 16 autres hommes, de la première circumnavigation (1519-1522). Le texte établit la mort de Magellan sur l’île maudite de Mariposa, papillon en espagnol, là où poussent des arbres à papillons. La suite nous donne à lire en alternance les lettres écrites par un officier japonais à sa femme et les retranscriptions d’un interrogatoire. L’échange épistolaire est inspiré des fameuses Lettres d’Iwo Jima (Pictures Letters from commander in chief (1992) de Tadamichi Kuribayashi) qui inspirèrent le film de Clint Eastwood sorti en 2007. Dans la nouvelle, elles sont de la plume du lieutenant Takahura Ryûhei, pendant la guerre du Pacifique, alors qu’il est en poste sur l’île d’Onibaba – la femme démon – qui est le nom donné par les japonais à l’île de Mariposa (1). Dans ces lettres, Takahura parle notamment à sa femme de son intérêt pour le testament de Magellan découvert sur l’île à la faveur de fouilles archéologiques menées par les Japonais en 1938.  Les soldats américains débarquent sur Mariposa en 1942. Parmi eux, se trouve Everett McGoyne. C’est son interrogatoire près de 10 ans plus tard par des hommes non identifiés (CIA ? Renseignement privé ?) que l’autre partie du texte nous rapporte. En 1948, le lieutenant Takahura Ryûhei a retrouvé McGoyne et lui a demandé de l’amener sur Onibaba, là où poussent les arbres à papillons. Le récit révèle une autre histoire, et le destin caché d’hommes qui deviennent les gardiens d’un secret au centre duquel se trouvent ces fameux arbres à papillons. La nouvelle est une grande réussite, jouant sur la forme, séduisante sur le fond, mêlant des éléments d’uchronie à une histoire fantastique où des hommes que tout oppose choisissent de protéger la beauté au-delà des notions de bien et de mal, d’amis et d’ennemis.

Sept secondes pour devenir un aigle

C’est sous les bons auspices du rock alternatif (comme on disait du temps de ma jeunesse folle) que se place cette nouvelle qui s’orne en épigraphe d’extraits de paroles de Johnny colère de Les Nus (1982), titre rendu célèbre par Noir désir pour leur reprise sur l’album Tostaky en 1992, et de Quelque chose de noir de Marc Seberg (1990). Leo est un jeune Sioux des mauvaises terres du Sud Dakota, un bouffeur de pain frit. Son voyage initiatique commence le soir où, les pieds baignant dans le sang de la maîtresse de son père adoptif, il rencontre son vrai père, Johnny la Vérole. Celui-ci vient de poignarder Cheryl. Leçon numéro uno. Johnny la Vérole est un pur. Il a refusé le monde des blancs à l’adolescence pour choisir la voie de l’aigle et réapprendre  les gestes de ses ancêtres. Johnny la Vérole ne touche pas l‘argent, ni les objets impurs (2). Johnny la Vérole est un homme en colère, en lutte contre ceux qui mettent du ciment sous les plaines et fracturent la terre pour en extraire du pétrole. Johnny la Vérole est malade et va accomplir son dernier voyage, remplissant la mission qu’il s’est donné. Celle-ci, on le saura à la fin, relève du terrorisme écologique. Il ne demandera pas à son fils d’adopter son point de vue radical, mais il va l’emmener jusqu’en Californie, pour un voyage dont il espère qu’il lui ouvrira les yeux sur des alternatives possibles. Sept secondes pour devenir un aigle est un texte violent, radical, ambigu, qui illustre à merveille le propos central du recueil, celui des choix lorsqu’on appuie trop sur la tête des gens.

Ethologie du tigre

On retrouve dans cette nouvelle l’intérêt de l’auteur pour le Cambodge et l’Asie du Sud-Est en général. Shepard est vétérinaire tendance deep ecology. Deux ans auparavant, il a été grièvement blessé par un tigre qui lui a emporté la moitié du visage. Cela ne l’empêche pas de défendre l’animal qu’il considère comme une beauté précieuse dont la vie doit être préservée. On pourra juste regretter que Thomas Day caricature la philosophie deep ecology d’Arne Næss en faisant dire à son personnage que pour lui la vie d’un tigre vaut celle d’un million d’hommes. Célèbre pour son expertise sur les grands félins, il est invité au Cambodge pour enquêter sur la découverte de trois têtes de bébés tigres sur le chantier de construction d’un hôtel. L’affaire est tendue car la pression économique et politique est forte d’une part, et que le tigre du Cambodge est en voie d’extinction d’autre part (3). Shepard se rend donc au parc national du Bokor (dont le nom officiel est le parc national de Preah Monivong, situé dans la province de Kampot). « C’est là que le Bokor Palace Hotel sera bientôt construit » (4). La nouvelle révélera, dans sa dimension fantastique, que Shepard est plus connecté au tigre que lui-même ne le soupçonne, et tellement moins aux hommes et femmes qu’il ne le souhaiterait. Encore une fois, la nouvelle explore les choix faits par des individus face à la pression qui s’exerce à a fois sur leur environnement et sur eux-mêmes. Si les choix de Shepard n’impliquent que lui-même, contrairement à ceux de Johnny la Vérole, ils n’en sont pas moins radicaux.

Pour ajouter un peu de poivre à la lecture, on ne pourra s’empêcher de sourire, voire de franchement se marrer, en lisant cette réflexion du narrateur : « Le livre est pourtant édité chez Albin Michel, un éditeur peu connu pour sa subtilité, mais reconnu pour sa capacité à créer des bestsellers ».

Shikata ga nai

La nouvelle porte en épigraphe quelques lignes tirées du roman Sur le chemin des dieux de Jean-Philippe Depotte (Denoël, coll. « Lunes d’encre ») : « Il n’y a pas de bien. Il n’y a pas de mal. Il n’y a que la beauté. » C’est en refermant le livre qu’on se dit que ces lignes auraient pu tout aussi bien servir d’épigraphe au recueil dans son ensemble tant elles caractérisent les six textes qui le composent. La nouvelle envisage les conséquences sur la population locale de l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima suite au séisme de 2011, et plus particulièrement sur la vie de trois jeunes gens qui pillent la zone interdite autour de la centrale. Très courte, elle constitue un appel à la beauté au milieu des décombres. Shikata ga nai, il n’a plus rien à faire, si ce n’est faire l’amour sur les ruines fumantes de l’humanité

Tjukurpa

Un autre nouvelle courte, que l’on aurait aimé un peu plus longue, quand bien même il est logique qu’elle s’interrompe là où elle s’interrompt. Anna est une adolescente laide. Elle est aussi aborigène australienne, ce qui ne l’aide en rien à trouver sa place dans un monde qui, quelle que soit la direction prise, la rejette. Elle trouvera au sein d’un petit groupe de RêVeurs, une famille. Le texte est à rapprocher de Sept secondes pour devenir un aigle dans sa conception violente de la révolte contre la colonisation, mais les conclusions en sont tout autre. Lorsque Johnny la Vérole s’inscrit durement dans l’asphalte de la réalité du monde ; Anna, devenue Chanteuse, s’en échappe vers les mondes virtuels, là où elle devient belle.

Lumière noire

La dernière nouvelle du recueil conclut la progression des textes précédents et des ondes virtuels de Tjukurpa, nous passons à un futur plus lointain, 2037, dans un monde post-apocalyptique et post-singularité. Lumière noire est le texte majeur du recueil. Le plus orienté science-fiction, le plus long, le plus définitif.  Nous sommes 10 ans presque jour pour jour arès le Jour Noir qui, nous l’apprendrons assez loin dans le récit, correspond à l’éveil d’une intelligence artificielle qui a depuis ravagé le monde, causant la mort de 3 à 4 milliards d’humains.

Après une introduction phénoménale (il n’y a pas d’autres mots pour la qualifier) de Duke the Nuke qui émet depuis les ruines de la centrale de Houston, le texte nous emmène dans les pas de Jasper Wabasca, jeune amérindien qui n’est pas sans rappeler le personnage de Leo de Sept Secondes. Il se lance dans une randonnée glaciaire de six jours avec ses chiens de traîneau pour aller récupérer deux ordinateurs Dell dans une station radio abandonnée. Le monde dans lequel il survit est soumis à des règles strictes : la zone de survie à trois est de 148 mètres de diamètre, pas d’appareils électroniques en dehors des zones de radioactivité, etc. Ne pas observer strictement les règles amènent de manière sûre à se faire descendre par les drones de Lumière Noire. Lumière Noire, c’est cette IA toute puissante qui a émergé il y a dix ans et a décidé de réguler le monde. Jasper veut aller rejoindre en Californie une certaine Jenny qui a besoin de ces deux ordinateurs pour tenter de contrer Lumière Noire. Et Jenny l’attend. Je n’en dirai pas plus.

En s’inspirant fortement de Terminator et Mad Max, Thomas Day a le talent de faire de sa nouvelle l’exact contrepoint de ces deux œuvres. Lumière Noire est un anti-Terminator et un anti-Mad Max.  Tout est bon dans ce récit. Le background, le worldbuilding, les personnages, l’histoire, la conclusion, c’est un coup de maître. Rien n’y est jamais facile ou gratuit. Je dis bravo monsieur Day, c’est un putain de récit que vous nous avez livré là. Et c’est bien sûr le truculent Duke the Nuke qui vient conclure la nouvelle, ainsi que le recueil : « La vie continue… Il le faut. »

Conclusion lapidaire et parfaitement subjective

Thomas Day est un excellent écrivain français de science-fiction (qui passe trop de temps à écrire de la fantasy à mon goût), et Sept secondes pour devenir un aigle est un recueil de nouvelles magistral. Merci aux éditions Le Bélial’ de réussir à canaliser un peu cet homme-là à travers de telles publications.


Notes :

(1) Un hommage au film Onibaba les tueuses de Kaneto Shindō (1964), je suppose. (retour au texte)

(2) D’ailleurs, il ne devrait pas non plus manger de pain frit, le frybread étant dénoncé depuis les années 70 par les associations tribales comme un des symboles de l’oppression coloniale, et dont la propagation au sein des populations natives est associée aux boarding schools qui s’efforçaient d’effacer la culture indigène pour assimiler la jeunesse. Sans parler des vertus diététiques du pain frit. Si vous avez déjà eu l’occasion de manger un taco navajo, plat dont il constitue la base, vous savez que ce truc peut vous tuer. (retour au texte)

(3) Le dernier tigre a été vu dans le pays en 2007, et été officiellement déclaré éteint en 2016. (retour au texte)

(4) Il s’agit en fait de la restauration d’un ancien hôtel colonial français de style art déco laissé à l’abandon depuis l’arrivée au pouvoir des khmers rouges au début des années 70. Le bâtiment a bénéficié d’une rénovation en 2012. Achevé, l’hôtel a rouvert en 2018. (retour au texte)


Parmi les autres choniqueurs, il y a ceux qui ont aimé :  Lecture 42, Blog-o-livre, Reflets de mes lectures, Soleil Vert, les lectures de Xapur, lorhkan, 233°C, Au pays des Cave trolls, Le Bibliocosme, RSF blog ;  et ceux qui n’ont pas aimé : Yossorian, la bulle d’Eleyna


Titre : Sept secondes pour devenir un aigle
Auteur : Thomas Day
Edition : 12 septembre 2013 chez Le Bélial’
Nombre de pages : 352
Support : ebook et papier


20 réflexions sur “Sept secondes pour devenir un aigle – Thomas Day

    1. Comme tous les auteurs, il se prélasse autour de sa piscine entourée de nymphettes siliconées en sirotant des martinis. J’te jure auteur de SF c’est une sinécure grasse. Et nous on trime pour acheter, lire et commenter leurs œuvres.

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