L’Automate de Nuremberg – Thomas Day

automate

L’Automate de Nuremberg de Thomas Day est un bouquin à deux balles. Il s’agit d’un court roman de 128 pages publié en 2008 dans la collection « Folio 2€ » et vendu à deux euros. Le texte avait auparavant été publié dans le numéro 42 de la revue Bifrost en 2006 sous le titre Le Dernier voyage de l’automate joueur d’échecs. J’ignore s’il a été révisé entre-temps. A la suite du recueil Sept secondes pour devenir un aigle, qui m’avait enthousiasmé, j’ai voulu poursuivre ma lecture des œuvres hors fantasy de Thomas Day. L’Automate de Nuremberg est un roman qui m’a pris par surprise. Comme je le disais dans ma chronique de Sept secondes, j’ai peu lu l’auteur, mais en quelques textes j’avais cru pouvoir me faire une idée de ses thématiques, de son style et de ses préoccupations. Le roman Dragon et les textes qui composent le recueil Sept secondes pour devenir un aigle ne sont pas très éloignés les uns des autres. L’Automate de Nuremberg est venu purger ces certitudes trop rapidement acquises. Et de belle manière qui plus est.

L’Automate de Nuremberg relève dans la forme du steampunk, sous-genre de la science-fiction qui s’apparente à l’uchronie en suivant des règles bien précises : période et esthétique victoriennes, recours à des faits et personnages historiques, point de divergence clairement identifié, des anachronismes assumés (relever les anachronismes dans une uchronie, c’est comme chercher le piment dans un lap laotien. C’est con.), et de la vapeur, beaucoup de vapeur.

Le roman débute en 1824. Napoléon a pris Moscou. La capitulation du Tsar de toutes les Russies est signée à Nijni. Melchior Hauser est un automate joueur d’échecs, sorte de rencontre entre le Turc mécanique de von Kempelen (dont on dit qu’il battit Napoléon Bonaparte aux échecs en 1809 et sur lequel Poe écrivit un essai, mais qui n’était qu’une arnaque bien conçue) et Pinocchio. Melchior est une intelligence artificielle créée par Viktor Hauser, ancien médecin radié de l’ordre et ingénieur de génie habitant à Nuremberg. Son corps est fait de bois, d’engrenages finement ajustés et de rouleaux de mémoire. Son mécanisme est à ressorts et il doit être remonté à la main par une clef qui s’insère dans son thorax. Il est privé de sens et ne possède qu’une vision monochrome, en nuances de gris, qui ne lui permet de voir clairement qu’à la distance d’un jeu d’échecs. Il ne connait ainsi pas la beauté des paysages et sa mémoire est limitée au point qu’il doit régulièrement effacer des souvenirs pour en garder d’autres. Il ne parle que les quelques mots que lui autorise son rouleau linguistique, mais sait lire sur les lèvres et s’est appris à écrire. Faible physiquement et fragile, mais à l’intelligence remarquable, Melchior Hauser est « un miracle d’immense faiblesse ». Propriété du Tsar, celui-ci l’affranchit et lui fournit un laisser passer et un peu d’or pour qu’il puisse retrouver son créateur à Nuremberg. Melchior va parcourir l’Europe napoléonienne, assurer sa fortune à Londres en s’associant avec George Stephenson, personnage réel et ingénieur anglais des chemins de fer, puis partir découvrir l’Afrique.

Mais Melchior n’est pas le seul enfant de Viktor Hauser. Il a deux frères. L’aîné, Kaspar Hauser, a disparu il y a plusieurs années. Kaspar Hauser est aussi un personnage historique, un enfant retrouvé en 1828 errant sur la place de Nuremberg et qui fut surnommé l’orphelin de l’Europe. La rumeur lui attribuait des parents issus de la noblesse européenne. Le cadet est Balthazar. Lui se pense la main de Dieu et est animé de sombres desseins. Il va lui aussi parcourir le monde à la recherche de ses frères.

J’ose : L’Automate de Nuremberg, c’est plus que du steampunk. C’est un roman métaphysique. Thomas Day ne cherche pas à masquer ses influences, et pour mieux s’en libérer il les cite de manière transparente. La filiation entre Viktor Hauser et Victor Frankenstein est ainsi évidente. Reprenant à son compte le thème du Prométhée moderne aux racines de la science-fiction, l’auteur crée une dichotomie pour mieux explorer le mythe et l’enrichir à travers l’histoire des deux frères Melchior et Balthazar. (L’histoire de Kaspar est celle de l’échec.) Melchior, par-delà sa quête d’identité et son désir de se rapprocher de l’humain (« Ai-je une âme, Père ? », demande-t-il) symbolise les promesses et les espoirs de l’intelligence artificielle. Son frère Balthazar en incarne les peurs et illustre le cauchemar ontologique qui rôde derrière la Singularité (on peut comparer le personnage de Balthazar à Lumière Noire dans le recueil Sept secondes pour devenir un aigle). Cette dichotomie s’accompagne d’un questionnement sur le rapport au corps et à sa vulnérabilité, éclairant le lien entre mortalité et moralité.

Devais-je être surpris par ce texte comme je l’ai été ? Oui et non. Non, parce qu’on aura rapidement saisi en lisant ses textes que l’auteur ne fait pas dans la peinture paysagère à fonction purement décorative, mais qu’il écrit pour dire ce qui le hante. Oui, parce qu’avec son automate il le dit de manière radicalement différente. Il a posé les armes, remballé la colère, et discute. On retrouve une part de la violence qui caractérise son univers, ainsi qu’un regard acerbe sur le monde des hommes. Mais tout ceci est contenu dans une réflexion plus intime. Au fil des pages, on lit un auteur en train de s’interroger. Il ne dispose pas des réponses mais soulève les questions. C’est tout ce qui fait un conte philosophique, avec la part de cruauté que cela peut contenir. L’Automate de Nuremberg est un court roman intelligent. Pas un bouquin à deux balles.


D’autres avis de lecteurs : Apophis, Le Bibliocosme, Elbakin, Lorhkan, RSFblog, Les lectures du Maki, Au pays des Cave Trolls,


Titre : L’Automate de Nuremberg
Auteur : Thomas Day
Publication : 3 janvier 2008 chez Folio
Nombre de pages : 128
Support : papier et ebook


12 réflexions sur “L’Automate de Nuremberg – Thomas Day

  1. Et une chronique qui n’est pas une chronique à deux balles, loin de là.
    Pas encore eu l’occasion de lire ce texte-là, mais ça donne envie. Et même si je sais que je n’en ressortirai pas avec ton analyse, je sais que j’en tirerai tout de même du plaisir sans avoir l’impression d’être passé à côté de tout. C’est une des forces des textes de Thomas Day à mon sens : ça parle autant aux tripes qu’au cerveau.

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