The Thing Itself (La Chose en soi)- Adam Roberts

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Objet littéraire singulier dans l’univers de la SF, le roman The Thing Itself d’Adam Roberts échappe à toute catégorisation, d’autant qu’il emprunte, ou s’inspire, sur le fond comme sur la forme à de nombreuses œuvres aussi bien en littérature blanche qu’en SF. Sur la forme et les techniques d’écriture, Adam Roberts s’inspire très directement de James Joyce. Sur le fond, le roman se construit sur la base de la Critique de la Raison Pure d’Emmanuel Kant, pour proposer selon le terme employé par l’auteur du « Kant appliqué ». The Thing Itself n’est pour autant pas ce que j’appellerais un roman philosophique car il reste assez léger dans ses développements, se contentant d’utiliser les catégories de Kant et le concept de chose en soi sans dissertation critique. Je trouve que le roman Latium de Romain Lucazeau est, dans le genre SF philosophique, plus poussé et abouti. Ici le concept de la chose en soi est pris dans son interprétation primitive et reste un ressort romanesque. En outre, la résolution métaphysique proposée par Adam Roberts, me laisse au mieux dubitatif. Est-ce un bon roman de SF ? Ca se discute. C’est une lecture assez jouissive, exigeante, magistrale sous certains aspects. Mais il n’est pas exempt de défauts, voire de fragilités.

Allez, on y va.

Chapitre 1. 1986, Antarctique. Charles Gardner et Roy Curtius sont deux scientifiques en mission pour le projet SETI dans une base en Antarctique. Le premier est astrophysicien, le second programmeur de génie. Gardner a une vie sociale, une petit amie, des amis. Curtius n’en a pas, et ne fréquente que Kant et le paradoxe de Fermi. Il prétendra trouver la résolution de l’un dans l’autre. Le monde réel, la chose en soi, est en effet au-delà de la perception humaine. Celle-ci est entièrement déterminée par les formes de l’esprit, que Kant définit par ses douze catégories. (Adam Roberts réexpliquera plusieurs fois au cours du livre les catégories de Kant et le concept de la chose en soi). En très gros, l’espace et le temps sont des constructions de l’esprit humain. Dans une ambiance inspirée par le film de 1982 The Thing de John Carpenter, directement cité par l’auteur, des tensions vont émerger entre les deux hommes jusqu’à ce que Curtius tente d’assassiner Gardner en l’isolant en dehors de la base. Gardner s’en sort avec des séquelles et non sans avoir fait l’expérience de visions traumatisantes sur le contenu du réel caché derrière le voile des perceptions humaines.

Suite à ce premier chapitre introductif, qui je dois le dire est excellent, vont alterner des récits indépendants d’événements vécus à d’autres époques, par d’autres personnes, et le récit principal vécu par Charles Gardner en narrateur.

Du côté des récits alternatifs, Adam Roberts va varier les styles littéraires, à la manière de James Joyce, selon les récits et les époques.

Nous allons voir les deux amants Albert et Harold visitant l’Allemagne de 1900. L’un lit Nietzsche, l’autre La Guerre des Mondes de H.G. Wells (publié en 1898). Ce chapitre fait appel à technique du flux de conscience (stream of consciousness). Dans son récit à la première personne, Harold est pris de visions fantastiques provocant une forte réaction émotionnelle, qu’il oublie aussitôt pour reprendre le cours de son récit.

Nous aurons la grossesse de Lunita à Gibraltar et sa passion amoureuse pour un scientifique anglais. Ce texte est écrit sans ponctuation, à la manière de Georges Perec (L’art et la manière), de Phillipe Sollers (H), ou encore Pierre Guyotat (Eden, Eden, Eden).

Suivra le récit cruel de la vie du jeune Thomas utilisé comme objet sexuel dans l’Angleterre libertine de la fin du XVIIe siècle, écrit en vieil anglais.

Plus loin, Adam Roberts décrit une société utopiste fonctionnant sur une économie de l’abondance, après pénurie comme on dit en SF, en 2350. A ce moment du roman, l’auteur tente de démontrer qu’une application des concepts kantiens à la société sans la métaphysique qui les sous-tend est vouée à l’échec. Ce chapitre est écrit quasiment comme un algorithme.

Enfin, le roman s’achève sur un dernier chapitre qui est un pastiche des derniers jours de Kant de Thomas de Quincey.

Du côté du récit principal, nous retrouvons Charles Gardner qui a maintenant 50 ans. Il ne s’est jamais remis de ce qu’il a vécu en Antarctique. Ses nuits sont habitées de cauchemars persistants. Il a perdu plusieurs doigts, des orteils et son visage rapiécé le fait ressembler à l’épouvantail du magicien d’Oz. Il nous raconte sans détour la dérive alcoolique et sentimentale du désastre qu’est devenue son existence. Curtius est, lui, enfermé dans un asile psychiatrique. Après toutes ces années, Gardner est contacté par l’Institut, centre de recherche privé et très secret, qui travaille sur une version appliquée des concepts de Kant, notamment via la construction d’une intelligence artificielle libérée des catégories kantiennes limitant la perception humaine du monde réel. Afin de poursuivre ses recherches, l’Institut exigera de Gardner qu’il contacte et rencontre Curtius. La rencontre aura lieu et, à partir de là, tout partira en vrille. La suite de l’histoire est une course poursuite entre Gardner, Curtius, les autorités anglaises et Peta, l’IA créée par l’Institut, dans une ambiance tendue où l’émergence de phénomènes fantastiques n’est pas sans rappeler la série X-Files.

Dans l’ensemble le roman de Roberts éblouit dans sa forme, et propose une histoire haletante, rythmée et érudite, puisant dans de très nombreuses références littéraires et cinématographiques. Il propose aussi de très bonnes idées. Notamment l’explication sur l’impossibilité de se téléporter à grande distance suivant un axe Nord-Sud en raison de la vitesse de rotation de la Terre est assez drôle et juste. Mais il possède aussi des faiblesses, selon moi.

La succession des chapitres alternés, avec d’un côté des histoires indépendantes et de l’autre le récit principal, enrichit le propos et permet de l’illustrer à travers de multiples déclinaisons. Au départ, on est tenté de les interpréter comme des exemples historiques de confrontation avec une réalité cachée. Ce n’est pas le cas, et Adam Roberts fournira un lien à ces différentes expériences. Le problème est que cela donne au roman un côté patchwork un peu artificiel, certains de ces récits ont d’ailleurs été publiés comme nouvelles indépendantes avant l’écriture du roman. Le collage ne fonctionne pas toujours. Ainsi, le récit de Thomas au XVIIe siècle, pourtant un des récits forts du roman, peine à mon avis à trouver sa place. D’autant que l’explication donnée par l’auteur pour relier toutes les histoires entre elles est au final assez faible, l’IA Peta devenant une sorte de sous-Eschaton (voir Charles Stross).

Roberts construit son roman sur la base d’une interprétation assez restreinte de Kant et du concept de chose en soi (Kant est évidemment beaucoup plus nuancé). Je trouve là un équivalent à la manière dont la théorie des multivers d’Everett est souvent utilisée en SF (et à laquelle Roberts fait lui aussi appel), c’est-à-dire uniquement sous son interprétation primaire de l’existence d’une infinité de mondes parallèles, alors que ce n’est pas ce dont la théorie parle. Je reconnais toutefois que cela permet d’écrire de bonnes histoires. Autre faiblesse à mon goût, Adam Roberts nous dit qu’une fois acceptées les limitations de la perception humaine, il devient possible de manipuler les catégories, notamment l’espace et le temps. Comment ? En utilisant une intelligence artificielle. Oui, mais COMMENT ? Nous n’aurons aucune explication. Je ne veux toutefois pas faire un faux procès à Adam Roberts, il s’agit d’un roman de soft-SF et non d’un essai philosophique ou d’un traité de physique théorique.

Finalement, le plus gros reproche que je ferais à ce roman est de fournir une résolution métaphysique la moins originale possible. Vous apprécierez sa démonstration ou pas selon vos sensibilités personnelles, moi elle ne me satisfait pas.

PS : Le roman traduit en français sous le titre La Chose en soi sortira chez Denoël dans la collection Lunes d’encre en 2021.


Voir les avis plus enthousiastes de Gromovar et Nicolas Winter, d’Un Papillon dans la Lune (VF), Au Pays des Cave Trolls,


Livre : The Thing Itself
Auteur : Adam Roberts
Publication : 17 Décembre 2015
Langue : anglais
Nombre de pages : 368
Format : Papier et ebook


7 réflexions sur “The Thing Itself (La Chose en soi)- Adam Roberts

  1. Bon ça ne m’a pas satisfaite non plus, quelle pirouette. Mais sinon c’est un excellent roman, une histoire folle et je me demande toujours comment les auteurs réussissent à pondre des choses pareilles, c’est brillant

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