Friday Black – Nana Kwame Adjei-Brenyah

La collection Terres d’Amérique des éditions Albin Michel se donne pour ambition de faire découvrir aux lecteurs français les nouvelles voix de la littérature américaine. C’est là qu’on trouve des auteurs tels que Colson Whitehead (Underground Railroad, Nickel boys, tous deux distingués du prix Pulitzer) et Tommy Orange (Ici n’est plus ici, finaliste du prix Pulitzer). Le dernier ouvrage publié dans la collection le 6 janvier 2021 est un premier livre.

Friday Black est un recueil de douze nouvelles de Nana Kwame Adjei-Brenyah, publié aux Etats-Unis en 2018. Alors qu’en France on s’émeut que le dernier prix Goncourt ait été attribué à un roman de « science-fiction » (L’Anomalie d’Hervé Le Tellier), le jeune auteur de 30 ans, né de parents ghanéens dans le Queens à New York, fait partie d’une génération d’auteurs américains qui considère sans même y penser que la littérature ne s’enferme pas dans des genres, qu’elle est littérature, point. Il va ainsi chercher dans la science-fiction, le fantastique ou l’horreur, une liberté créative sans contrainte qui lui permet d’user de l’hyperbole et de donner à ses écrits la puissance nécessaire pour pointer les réalités les plus crues de la société américaine d’aujourd’hui, son racisme endémique et ses dérives violentes. Dans le monde brutalement dystopique peint en ces douze textes, le lecteur oscille constamment entre la suspension consentie de l’incrédulité et le sentiment prégnant d’une atroce réalité présente. La fiction pour décrypter le présent.

Le recueil s’ouvre et se referme sur deux nouvelles qui sont les deux plus violentes et se répondent thématiquement. « Les 5 de Finkelstein » évoque directement, pour ceux qui ont suivi l’affaire, le meurtre de Trayvon Martin par George Zimmerman en 2012. Ce dernier fut  acquitté à l’issue d’un procès express. La nouvelle raconte deux histoires en parallèle. La première met en scène le procès de George Wilson Dunn, père de famille blanc, qui a massacré à la tronçonneuse 5 enfants noirs (la plus jeune ayant 7 ans) sur le parking d’une bibliothèque où il se trouvait avec ses deux enfants. Il sera acquitté sur le principe du Stand your Ground, loi qui permet à tout citoyen d’user de force létale s’il se sent raisonnablement menacé. La seconde est celle d’Emmanuel, jeune noir qui a développé des règles de survie pour diminuer ou augmenter, en fonction des circonstances, son « degré de noirceur », selon comment il s’habille ou se comporte. Il se trouve embarqué dans les mouvements violents qui se déclenchent en réponse au jugement de George Wilson Dunn et dégénèrent dans une spirale de violence. Il apprendra ce qu’il faut pour atteindre le degré zéro de noirceur. « Après l’éclair », qui clôt le recueil, revient sur ce thème du cycle infini que la violence entraine. Récit d’horreur dans lequel, suite à une guerre nucléaire, les habitants d’une ville revivent à l’infini la même journée, la nouvelle confronte Ama Grande, Reine du couteau, et Carl l’adolescent de son âge devenu, comme elle l’était elle-même avant de changer, un tueur sanguinaire. Ils sont pris dans une boucle, et les rôles de martyrs et de bourreau s’échangent sans que la spirale de violence jamais ne cesse. Nana Kwame Adjei-Brenyah interroge la responsabilité collective mais aussi la responsabilité individuelle, celle des choix quotidiens, de la lutte ou de la résilience face à la dissolution complète de la société, de l’idée même d’une société.

Ce questionnement est central au recueil, et on le retrouve sous différentes formes dans tous les textes qui le composent. Ainsi dans « Zimmer Land », dont le nom encore une fois se réfère au tueur de Trayvon Martin, il fait parler à la première personne (ainsi que dans la plupart des autres textes), Isaiah, un jeune Noir qui travaille comme acteur dans le parc d’attraction Zimmer Land. Il s’y fait tuer, de manière factice, plusieurs fois par jour pour distraire des Blancs américains qui veulent jouer à George Zimmerman pour se donner des sensations fortes.

Dans le magnifique et étrange « L’ère », l’auteur imagine un monde dans lequel l’émotivité est une faiblesse et l’authenticité est louée. Ainsi chacun se doit de dire ce qu’il pense sans aucun filtre. Comme le professeur qui répond à l’élève « Tu ferais mieux de fermer ta grande gueule parce que tu n’es qu’un ado-junior qui sait que dalle sur que dalle ». Avec les conséquences sociales que cela peut avoir lorsque l’empathie n’entre plus en ligne de compte dans les relations à autrui. Comme celle de se shooter aux pilules de Bien, une drogue légale, pour survivre à la journée et ne pas sombrer dans la déprime comme ces abrutis de Têtes Baissées. La plume de Nana Kwame Adjei-Brenyah tranche.

Dans « Friday Black », il met en scène un vendeur qui réalise des prouesses de ventes lors du Black Friday, cette orgie consumériste dont chaque année les images font le tour du monde, montrant les corps piétinés en sacrifice pour une ristourne sur un écran plasma, où les acheteurs poussent « des hurlements d’humains affamés ». La violence est normalisée, acceptée comme partie intégrante d’une société en pleine explosion. Le texte est à rapprocher du Black Friday d’Alex Irvine ou du Vigilance de Robert Jackson Bennett. « Comment vendre un blouson sur les recommandations du Roi de l’hiver » et « Dans la vente » reprennent le même personnage mis face à ses contradictions dans la folie consumériste qui dévore une Amérique littéralement, et sans l’hyperbole, à feu et à sang.

La responsabilité individuelle, là encore, pour le meilleur ou pour le pire, dans le sombre  « Lark Park » qui voit un jeune homme hanté par les conséquences de ses inconséquences quotidiennes, et dans « Cracheuse de Lumière » qui met en scène Gros-Lard, jeune meurtrier en milieu scolaire, et Deirdra, sa victime, quand tous deux se retrouvent dans l’au-delà.

Comme le dit Tommy Orange dans le New York Times à propos du recueil de Nana Kwame Adjei-Brenyah, il y a longtemps déjà que les communautés marginalisées ont cessé d’être choquées par les actualités. Friday Black est là pour tirer le signal d’alarme face à la déshumanisation de nos sociétés, la rupture des liens qui font l’humanité.

«Les gens parlent de « vendre son âme » comme si c’était facile. Mais notre âme nous appartient et elle n’est pas à vendre. On a beau essayer, elle reste là, à attendre qu’on se souvienne d’elle. »

Là est peut-être le message principal de Nana Kwame Adjei-Brenyah : nos âmes ne sont pas à vendre, elles attendent qu’on se souvienne d’elles. Friday Black est un puissant recueil qui met l’imaginaire au service du présent. Nana Kwame Adjei-Brenyah est un grand écrivain.


D’autres avis : Justaword, Gromovar, Yuyine,


  • Titre : Friday Black
  • Auteur : Nana Kwame Adjei-Brenyah
  • Publication : 6 janvier 2021 chez Albin Michel, Coll. Terres d’Amérique
  • Traduction : Stéphane Roques
  • Nombre de page : 272
  • Format : papier et numérique

13 réflexions sur “Friday Black – Nana Kwame Adjei-Brenyah

  1. « la littérature ne s’enferme pas dans des genres » ce qui semble une évidence pour les anglo-saxons ne semble pas vouloir être accepté chez les francophones (même attitude chez nous au Québec). Du fait de l’étiquette SF beaucoup ne veulent pas lire le dernier Goncourt.

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  2. Bonjour.
    J’ai découvert votre blog avec la nouvelle traduction de Dune (qui soit dit en passant est excellente).
    Je vous ai fait confiance sur Friday Black que je viens de terminer et vous en remercie.
    Même si j’en lis de temps en temps, j’avoue que le format recueil de nouvelles n’est pas mon préféré.
    Nana Kwame Adjei-Brenyah a su le sublimer. Vous avez raison, il s’agit d’un grand écrivain.
    Merci pour la découverte !

    Aimé par 1 personne

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