
À la suite de Underground Railroad de Colson Whitehead, Ici n’est plus ici de Tommy Orange, et Friday Black de Nana Kwame Adjei-Brenyah, je poursuis mon exploration des Terres d’Amérique, collection littéraire de qualité des éditions Albin Michel, avec La Chance vous sourit d’Adam Johnson. Il s’agit d’un recueil de six novellas, romans courts ou longues nouvelles, comme vous préférez, qui n’appartiennent pas au registre de l’imaginaire, sauf en ce qui concerne la première. Nous sommes ici dans la littérature blanche, et si je ne chronique habituellement pas mes lectures de littérature blanche sur ce blog dont ce n’est pas l’objet, je tords les règles dans ce cas pour deux raisons : la première est que c’est mon blog et que je fais ce que je veux, la seconde est qu’il s’agit d’une lecture qui m’a été recommandée par Gilles Dumay, directeur de la collection Albin Michel Imaginaire, qui a publié du même auteur le recueil Emporium (2005) et le roman Des parasites comme nous (2006) lorsqu’il dirigeait la collection Lunes d’encre chez Denoël. Ainsi, si l’on n’est pas dans l’imaginaire à proprement parler, on est tout de même dans son voisinage direct. Et le moins qu’on puisse dire est que Gilles Dumay a eu un certain flair en publiant cet auteur peu connu en France, puisqu’il a obtenu le prix Pulitzer en 2013 pour son roman The Orphan Master’s Son (La vie volée de Jun Do). Le recueil La Chance vous sourit, sous le titre original Fortune Smiles, a obtenu le National Book Award en 2015.
En préambule à cette recension, il me faut vous prévenir de deux choses : le titre est mensonger, et ce livre aborde frontalement des thématiques particulièrement difficiles. C’est volontaire et quand c’est fait avec autant d’intelligence et de talent que ça, ça s’appelle de la Littérature avec un très grand L devant.
Rien ne relève de l’évidence ou ne tombe dans la facilité dans ces six novellas, que ce soient les personnages, les situations, les thématiques ou le point de vue choisi par l’auteur qui prend le contre-pied du récit ordinaire. C’est là que repose tout l’intérêt de ces textes. Il n’est pas question pour autant de choquer pour choquer, de minimiser l’inacceptable, ni d’excuser mais de donner à lire la complexité de la psyché humaine. Chez Adam Johnson, les salauds restent des salauds, mais il va tout de même vous plonger dans leur tête et leurs pensées les plus secrètes, pour mieux mettre en valeur leurs failles, leurs forces, leurs mensonges et leurs vérités. L’expérience pour le lecteur est d’autant plus puissante que l’écriture est forte, précise et sûre. Elle est centrée sur les personnages, provoque l’empathie même dans les cas les plus difficiles (empathie ne signifie pas sympathie), au point que même sans identification (impossible) on croit connaître ces personnages. Tout part de l’anodin car c’est l’anodin qui nous lie, que l’on partage tous, que l’on peut comprendre. Et puis, lorsqu’on s’en éloigne, le gouffre s’ouvre et le vertige prend. Le malaise n’est jamais loin. Ce n’est pas une lecture facile, elle est dérangeante.
Six textes donc. Le premier, Nirvana, raconte les efforts d’un ingénieur en informatique pour éloigner sa femme tétraplégique des pensées suicidaires qui la minent, jouant sur sa passion pour le groupe Nirvana et son chanteur décédé Kurt Cobain. Il s’agit de la seule nouvelle qu’on peut rapprocher de la science-fiction. Elle constitue aussi un démarrage en douceur dans le recueil, car un coin de soleil l’éclaire encore, elle appelle à l’émotion, quand bien même on sent poindre le malaise.
Le deuxième, Ouragan anonyme, raconte le moment du choix d’un père, livreur chez UPS, qui vit dans sa camionnette avec l’enfant qui vient de débarquer dans sa vie alors que la mère est en prison, au lendemain du passage de Katrina sur la Louisiane, et que son père, ce salaud qui l’a abandonné, se meurt en Californie. Adam Johnson laisse le lecteur dessiner la fin du conte, mais a préparé suffisamment le terrain pour qu’il abandonne toute illusion. Il est des ouragans personnels qui restent toujours plus forts que les déclarations de bonne volonté.
Un brin de fantastique se pose sur le troisième texte, Le saviez-vous, qui raconte le parcours d’une épouse et mère atteinte d’un cancer et vit au milieu d’une famille qui semble déjà tourner la page, sa page à elle. Le récit est très fin psychologiquement et la fin enfonce des coins. À ce moment du recueil, ça commence à faire un peu mal entre les côtes, du côté du cœur.
Le coup de parpaing dans la tronche arrive véritablement avec le quatrième texte, George Orwell était un de mes amis. Adam Johnson nous plonge au présent dans la tête de l’ancien directeur de la prison de Berlin-Hohenschönhausen où étaient enfermés les opposants politiques que la Stasi interrogeait très méthodiquement. Le lieu est devenu un mémorial de la répression politique du temps de l’Allemagne de l’Est. Le narrateur est confronté à son passé, ses victimes à son déni, et le lecteur à la part sombre de l’humanité. C’est tout à fait magistral.
Le coup de poignard, c’est le cinquième texte, Pairie obscure. Si les mémoires de la Stasi pouvaient paraître délicates à porter, les pensées et la lutte contre soi-même d’un pédophile expert en informatique le sont plus encore. Le défi relève de l’équilibrisme littéraire et moral et Adam Johnson le relève d’une façon qui laisse pantois. Il fallait avoir envie de se confronter à ça en tant qu’auteur, et il en faut du talent pour s’en sortir debout de la sorte après avoir tant dialoguer avec la frontière entre le bien et le mal. Le lecteur, lui, est nerveusement épuisé d’avoir tant glissé sur le fil du rasoir, et à genoux devant ce texte brillant.
Le sixième et dernier texte, La Chance vous sourit, toujours à contre-courant, raconte la difficile adaptation de deux transfuges nord-coréens au sud, alors qu’ils n’avaient pas du tout envie de quitter leur pays, qu’il leur manque et souhaiteraient bien y retourner. Là encore, Adam Johnson se place à l’opposé des évidences et du récit entendu pour livrer un final désabusé mais où se glisse subrepticement un sourire.
L’art d’Adam Johnson est celui de l’équilibriste. Il ne sombre jamais dans le pathos, contourne tous les écueils qui se dressent inévitablement sur son chemin, et reste absolument droit là où la moindre faute de goût serait fatale. La Chance vous sourit est un recueil d’une intelligence rare. C’est une nouvelle fois, dans cette collection décidément hors-norme, une claque monumentale.
- Titre : La Chance vous sourit
- Auteur : Adam Johnson
- Publication : 11 mars 2020 ; Terres d’Amérique, Albin Michel
- Traduction : Antoine Cazé
- Nombre de pages : 320
- Format : papier et numérique
Ça aurait été bien dommage de ne pas le chroniquer. Très bon billet, on sent la puissance du livre.
On ne rigole pas trop avec « Terres d’Amérique », mais ça regorge définitivement de pépites. J’ajoute celui-ci à ma liste, et je tâcherai d’être de bonne humeur avant de l’entamer.
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Merci ! Et en effet, ça rigole pas trop dans cette collection, mais qu’est-ce que c’est bon ! Je vais tranquillement continuer mon exploration…
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Pfiou il faut être capable de l’encaisser ce recueil! Il a l’air très puissant et marquant en tout cas, je me le note de côté pour des moments moins difficiles.
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Il vaut mieux être serein pour l’aborder, en effet, et pas dans un moment où l’on est déjà secoué par le monde extérieur.
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pfff! je ne sais pas si je t’adore ou si je te déteste…. Ok, il part sur ma wish-list et je souhaite qu’il intègre ma PAL rapidement.
C’est malin…
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