Lorsque le dernier arbre – Michael Christie

Il y a une vingtaine d’années de cela, je quittais la France au beau milieu d’une crise littéraire qui m’avait amené à abandonner presque totalement le roman. Mes dernières tentatives à cette époque avaient été, je crois, les romans de Michel Houellebecq et c’est dépité que j’assistais à l’engouement national pour un auteur dont je détestais chaque trait de plume. Je suis parti m’installer du côté de San Francisco, dans la ville de Berkeley où j’ai vécu quelques années. À peine arrivé sur place, j’entrais dans une librairie qui se trouvait à 50 m de mon appartement juste en face du café où je prenais quotidiennement mon « breakfast », sur Euclid Avenue, à deux pas de l’université. Là, dans cette librairie, je prenais mon courage et mon lourd accent français à deux mains et demandais à l’étudiante en littérature qui officiait en tant que libraire de bien vouloir me guider à travers l’immensité du panthéon des lettres américaines dont j’ignorais tout ou presque. Elle me fit lire William S. Burroughs, Jack Kerouac, Charles Bukowski, John Fante, dès le premier mois de notre idylle (purement intellectuelle mais non moins passionnée) naissante. Plus tard, je passais la porte de la légendaire librairie City Lights de Lawrence Ferlinghetti à San Francisco. Ainsi se fit mon retour au roman, par l’intermédiaire de, et grâce à, la littérature américaine. En disant ce que je m’apprête à dire, j’ai bien conscience que je ne vais pas me faire que des amis, mais voilà, j’ai une confession à faire : la littérature française souvent m’ennuie et je lui préfère de loin la littérature nord-américaine. Que ce soit en littérature blanche ou en SF.

La raison de cette introduction est que je vais vous parler aujourd’hui de Lorsque le dernier arbre de Michael Christie, publié dans la collection Terres d’Amérique chez Albin Michel. Chacun des livres que j’ai lus dans cette collection ne fait que conforter le sentiment exprimé ci-dessus : Ici n’est plus ici de Tommy Orange, Nickel Boys et Underground Railroad de Colson Whitehead, Friday Black de Nana Kwame Adjei-Brenyah ou encore La Chance vous sourit d’Adam Johnson. Chacun de ces livres est une claque, et Lorsque le dernier arbre ne dépareille pas au sein de cette liste.

2038, Cathédrale arboricole de Greenwood, Océan Pacifique, au large de la Colombie-Britannique. La petite île boisée est un sanctuaire, une destination touristique pour quelques riches qui viennent s’y souvenir que « le cœur vert jadis tonitruant de la planète » a cessé d’être, oubliant que leur mode de vie et leur fortune se sont bâtis sur ce désastre. Le livre s’ouvre sur un futur proche, 10 ans après le Grand Dépérissement. Ce terme désigne un ensemble de facteurs, épidémie fongique, invasion d’insectes, réchauffement climatique, surexploitation, qui a conduit au dépérissement de la plupart des arbres sur tous les continents de la planète. Conséquence immédiate, les sols ne sont plus protégés, s’assèchent et le monde est sous le couvert d’une poussière qui pénètre les villes, les maisons, les fenêtres et les poumons, provoquant de graves maladies respiratoires. En d’autres termes, la Terre dépérit sous le coup d’une catastrophe écologique sans précédent. Jake Greenwood est guide forestière, sur l’île de Greenwood, et elle sait, quand bien même elle est criblée de dette, sa bonne fortune de travailler et donc d’habiter en ce lieu encore préservé du désastre. Mais pour combien de temps ? Elle reçoit la visite de Silas, une ancienne connaissance, devenu avocat pour une firme majeure. Il lui révèle que son nom n’est peut-être pas anodin et qu’elle est peut-être l’héritière de la famille qui possède l’île sanctuaire. Pour étayer ses dires, il lui remet un journal intime vieux de plus d’un siècle.

« Un livre offre tant de correspondances avec un arbre et ces cernes, se dit-elle : les strates du temps, préservées, à disposition. »

À partir de ce journal intime, Michael Christie va reconstituer, presque à la manière d’une enquête policière, une histoire familiale à travers le siècle, sur quatre générations, allant d’abord à rebours, par sauts dans le temps et par les personnages liés par une généalogie, de 2038 à 2008, puis 1974, 1934 et enfin 1908. Il y a là « des vagabonds, des destructeurs de forêts, des écoterroristes, des négriers, des kidnappeurs… » résumera Jake. Michael Christie prend son temps, le roman fait près de 600 pages, pour explorer en détails la vie de ses personnages et leur époque. Il le fait avec un immense talent, sans naïveté, ne versant jamais dans le cliché et la facilité, mais en éclairant chaque raison, chaque motivation, derrière le geste. Puis, ayant atteint le cœur, il continue sa course à travers les cernes et revient vers l’aubier en 2038, éclairant au passage tous les éléments épars livrés dans la première traversée, et les relie en une saga intimement associée à l’exploitation des arbres, depuis la coupe du bûcheron jusqu’à l’industrie du divertissement arboricole. Récit familial, c’est aussi un récit d’une Amérique qui traverse les crises, comme la Grande Dépression. (Ce cheminement, m’a évoqué Underworld de Don Delillo, l’un de mes romans préférés en littérature américaine.)  C’est un récit fait de personnages, humains, crédibles, entiers, comme l’oncle Everett, personnage central du livre, frère simple d’esprit et analphabète, mais homme d’une bonté totale. C’est enfin un récit profondément écologiste qui retrace la somme des erreurs faites à considérer la Terre comme une ressource à exploiter jusqu’à tarissement complet, en dépit des signes et des mises en garde. Un récit des dynamiques et des conséquences qui lient des êtres séparés dans le temps et dans l’espace. « On ne peut plus changer le monde, mais si on est intelligents, on arrivera peut-être à en préserver l’essentiel. » veut croire Silas, et l’auteur avec lui, s’offrant là peut-être un brin d’espoir sans trop y croire vraiment.

C’est de la grande et belle littérature, tout simplement.


D’autre avis : Gromovar, Les lectures du Maki, Yossarian,


  • Titre : Lorsque le dernier arbre
  • Auteur : Michael Christie
  • Publication : 18 août 2021, Albin Michel, coll. Terres d’Amérique
  • Traduction : Sarah Gurcel
  • Nombre de pages : 608
  • Format : papier et numérique

6 réflexions sur “Lorsque le dernier arbre – Michael Christie

  1. On ne peut que conseiller ce roman, une véritable claque. Roman passionnant, intelligent et divertissant auquel on ne peut qu’adhérer.

    Je ne connais pas bien la collection Terres d’Amérique, il faut que je lise Underground Railroad que j’ai dans ma liseuse et que je feuillète plus amplement leur catalogue.

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  2. Woaw. Voilà qui donne très très envie. J’étais passée à coté de ce titre mais ayant lu d’autres textes de la collection, en partie sous ton impulsion, je n’ai pas été déçue. Merci, encore une fois, pour la découverte

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