Bear Head (Dogs of war 2) – Adrian Tchaikovsky

Adrian Tchaikovsky est un auteur de science-fiction et de fantasy dont je suis avec intérêt les publications. Cet article est ainsi le 14e consacré à l’auteur. À ce jour, seul Greg Egan a reçu plus d’attention sur ce blog. Ce nombre de chroniques s’explique en grande partie par la production exceptionnelle en volume de l’écrivain britannique. Récemment, Adrian Tchaikovsky a en effet publié 4 à 5 romans par an. L’année à venir ne fera pas exception puisque 4 titres sont déjà annoncés pour le premier semestre 2021. J’ai déjà eu l’occasion de regretter que ce rythme nuise à la qualité de ses écrits, quand bien même il n’y a jamais rien de mauvais chez Tchaïkovski, et lorsque c’est bon, c’est très bon. De plus, sa bibliographie – et c’est en soi remarquable – se compose de romans qui s’adressent à différents profils de lecteurs, des plus novices au plus avancés dans le genre.

La science-fiction possède sa propre culture et est consciente de son histoire. Elle se construit par accumulation progressive, tenant compte des expérimentations passées pour en imaginer de nouvelles. Les romans les plus intéressants sont ainsi souvent ceux qui demandent d’avoir déjà lu de la SF. Les lecteurs novices auront des difficultés à les aborder, ne possédant ni les notions ni le vocabulaire nécessaire à leur compréhension. Le nouveau roman d’Adrian Tchaikovsky, Bear Head, en fait partie. Il n’y a là rien d’insurmontable, mais il vaut mieux avoir lu de la SF récente avant de s’y attaquer.

Bear Head est le deuxième tome de la série Dogs of War, initié en 2017 par le roman Dogs of War, traduit chez Denoël dans la collection Lunes d’encre et publié en 2019 sous le titre Chiens de guerre. Dogs of War était un roman sur la provolution (upflift), c’est-à-dire l’évolution vers l’intelligence, d’un animal provoquée par un agent extérieur, en général l’humain. Notons qu’il s’agit d’un thème récurrent chez Tchaikovsky puisqu’il se trouvait déjà au centre des romans Children of Time et sa suite Children of Ruin. Dogs of War présentait la particularité d’envisager la provolution sur le mode du transanimalisme cyberpunk. Les bioformes sont des animaux génétiquement modifiés et lourdement équipés d’implants cybernétiques décuplant leurs capacités physiques et mentales. Le roman racontait l’histoire de Rex, un bon chien, arme de guerre devenu le symbole de l’émancipation des bioformes et de leur accès aux droits civiques. Il est essentiel de l’avoir lu pour aborder sa suite. Bear Head n’est pas un roman sur la provolution, celle-ci est actée, mais un polar postcyberpunk dont la thématique centrale est la tentation autocratique au sein des sociétés humaines.

Bear Head se déroule 30 ans après l’histoire de Rex. L’action du roman prend place à la fois sur Terre et… sur Mars. Ce n’est qu’une demi-surprise (mais bonne tout de même) puisque le chapitre 46 de Dogs of War annonçait au lecteur les premières missions martiennes habitées dans les deux années à venir.

Sur Terre

Un chapitre sur deux, à peu près, est consacré à la situation sur Terre et aux développements politiques en cours. Les bioformes ont acquis des droits, notamment celui d’exister. Ce droit n’a pas été étendu aux intelligences distribuées. Les HumOS sont toujours pourchassés et Bees a mis les voiles (voir le premier tome de la série). Mais les droits des bioformes font l’objet d’un combat juridique quotidien. Effet de balancier oblige, une fois l’apogée de l’émancipation atteinte, le retour en arrière est inexorable et les courants politiques jouant sur la peur ont le vent en poupe. Quand bien même les bioformes sont deux fois moins susceptibles de commettre un crime que les humains, ils sont cinq fois plus souvent accusés. Nombreux sont ceux qui approuvent l’idée d’une laisse électronique implantée dans le crâne des bioformes pour les contrôler.

« The best defence to any attempt to stick a leash on Bioforms is to point out that humans would be next.”

Warner S. Thompson est un politicien populiste qui doit sa notoriété à ses prises de position extrêmes contre les droits des bioformes. Décrit comme un sociopathe, son ascension et son caractère sont modelés sur ceux de Donald Trump, jusque dans sa manière de parler par phrases incomplètes laissées en suspens pour que chacun remplisse les blancs avec ses propres peurs. Mais, au-delà de son action politique, Warner S. Thompson a de grands projets et beaucoup d’argent à investir dans des domaines de recherche totalement illégaux.

Sur Mars

La planète rouge est en cours de terraformation. Quelque 1500 personnes, humains et bioformes habitent Hell City, sise au cœur du bassin de Hellas Planitia, et travaillent à la lente transformation de la planète. Des abeilles modifiées ont été envoyées sur Mars des années avant les hommes afin de construire les principales infrastructures. L’ensemble du bassin, dont le diamètre est de 2200 km, a ainsi été couvert d’un immense voile constituant une voûte pour retenir un gradient de pression atmosphérique. L’oxygène est produit par un tapis de végétation poussant sur le sol modifié du bassin. La faible pression sous la voûte ne permet pas à un humain normal d’y respirer. Mais les humains travaillant sur le sol de Mars ont été eux-mêmes lourdement modifiés, génétiquement et cybernétiquement, pour pouvoir survivre aux conditions de la planète. Ils ne sont plus vraiment humains, on les nomme humaniformes.

Comme dans de très nombreux romans écrits après Révolte sur la Lune de Robert A. Heinlein, la société martienne est gérée par le secteur privé et échappe totalement à la juridiction terrienne. Mars fait ses propres lois. Les humains présents ont été recrutés sur des promesses d’un avenir nouveau et de revenus mirobolants, mais une fois sur place leur existence ressemble à celle de tous les travailleurs surexploités, une grande part de leurs revenus est absorbée par la compagnie elle-même qui prélève les frais de subsistance, et par la consommation des drogues qui leur permet de supporter des conditions de vie déplorables. Le marché noir se développe, les réseaux mafieux aussi, avec l’accord tacite de l’administration centrale et des services de sécurité.

Jimmy Marten est un humaniforme désenchanté qui ne croit plus à la mission martienne. Il occupe son temps à essayer d’en faire le minimum pour rester à flot, ce qu’il échoue à faire. Criblé de dettes, il doit trouver le moyen de gagner suffisamment d’argent pour subvenir à sa dépendance au stringer, la drogue en vogue à Hell City. Comme tout humaniforme martien, il est équipé d’un implant cybernétique crânien à très haute capacité de stockage. Celle-ci étant totalement surdimensionnée pour leur mission, la location de ces capacités est un moyen facile de faire de l’argent à Hell City. Jimmy va accepter de louer l’intégralité de sa mémoire cybernétique pour y abriter quelque temps des données illégales transmises depuis la Terre. Et c’est là, dans les premiers chapitres du roman, que les problèmes pour lui commencent réellement.

“It sounded grotesque, Gothic, something from a bad dream after reading too much Poe and Gibson.”

Le dilemme du prisonnier

Bear Head est un polar cyberpunk martien, qui rappelle le roman Thin Air de Richard Morgan (Bragelonne, mars 2020). On y parle de modifications génétiques et cybernétiques poussées, mais aussi de digitalisation des consciences, de manigances politiques impliquant Mars et la Terre, et de choix moraux sur le champ de bataille. Le titre du roman ne fait aucun mystère sur le contenu de la boite crânienne de Jimmy, c’est un personnage bien connu de Dogs of War, à savoir l’ourse Honey, qui revient et elle est énervée (pour des raisons que je vous laisse découvrir).

Si en apparence le roman fait la part belle à l’action – c’est un roman dense dans lequel il se passe quelque chose à chaque page, avec de nombreux retournements de situation – il propose aussi une thématique politique forte. À côté de son intérêt pour la zoologie, l’auteur a suivi des études en psychologie et travaille en tant que cadre juridique. Ce sont ces aspects-là que l’on retrouve dans Bear Head, où il aborde, à travers le portrait psychologique sans concession du politicien Warner S. Thompson, les mécanismes du populisme et les sombres intentions qui animent ce genre de personnage. Thompson incarne la stratégie de Southampton face au dilemme du prisonnier, celle qui implique des métajoueurs qui détournent le principe du jeu pour établir des rapports hiérarchiques favorisant la victoire personnelle. Mais s’il est le méchant absolu de l’histoire, d’autres, bien qu’animés des meilleures intentions, connaitront aussi la tentation autocratique. Honey elle-même vivra ainsi un moment Galadriel. À travers différentes déclinaisons et illustrations de ce thème central (depuis l’organisation de la vie de la cité jusqu’à la préservation des privilèges au sein de l’organisation capitaliste de l’économie mondiale), Adrian Tchaikovsky, comme à son habitude, aborde de façon plus ou moins transparente de nombreuses thématiques sociétales actuelles. Le personnage de Carole Springer, assistante dévouée de Thompson, incarne ainsi la situation de la femme dans le monde politique et économique. Position que Tchaikovsky résume en une phrase percutante :

“A woman’s bruises were usually invisible in the shadow of a powerful man.”

Plus qu’un gadget cybernétique, la laisse électronique qui soumet la créature à son maître n’est qu’un symbole de l’acceptation tacite de tout un chacun devant les demandes, de plus en plus contraignantes pour la liberté individuelle et l’intégrité morale de la personne, venant d’un manager, d’un patron, d’un chef, d’une organisation politique, de la société dans son ensemble ou… d’un dieu.

Bear Head est une suite très réussie à Dogs of War. Les personnages sont moins attachants que dans le premier tome et il n’y a pas ici l’équivalent d’un Rex, mais le récit prend une ampleur politique nettement plus vaste en mettant en lumière – et sous la lentille grossissante de l’allégorie – des thématiques qui secouent le monde ces derniers jours avec les événements auxquels nous avons assistés dans la ville de Washington. J’ignore si Adrian Tchaikovsky a l’intention de poursuivre cette série, mais la fin de Bear Head ouvre des portes qui laissent scintiller les étoiles et un sense of wonder prometteur.


  • Livre : Bear Head
  • Série : Dogs of War #2
  • Auteur : Adrian Tchaikovsky
  • Publication : 6 janvier 2020 chez Head of Zeus
  • Langue : Anglais
  • Nombre de pages : 400
  • Format : papier et ebook

11 réflexions sur “Bear Head (Dogs of war 2) – Adrian Tchaikovsky

  1. J’ai découvert l’auteur récemment avec Dans la toile du temps que j’ai adoré. Je ne savais pas qu’il était aussi prolifique. Ce serait bien de voir arriver plus de texte de lui en VF alors. En attendant, je me note Chien de guerre 😉

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  2. Ta célérité me rend un fier service. C’était supposé être ma prochaine lecture (je l’ai reçu hier), mais vu que je n’ai pas envie d’être ramené à Trump et aux événements récents, je vais programmer autre chose à la place. Il sera toujours temps de le lire plus tard. Merci et bravo pour cette belle critique !

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  3. J’avais adoré dans La toile du temps et Chiens de guerre, donc très bonne nouvelle. Est-ce qu’on a une idée du temps qu’il faudra pour le voir éditer en français ?

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  4. Moi c’est sa productivité qui m’interpelle. Trois-quatre roman par an, sachant qu’il exerce par ailleurs dans un cabinet juridique (peut-être pas à plein temps mais quand même…), c’est incroyable…
    Il n’y a pas trente-six solutions :
    Soit il ne dort que deux heures pas nuit.
    Soit il se la joue à la Dumas et emploie des nègres littéraires.
    Soit il a trouvé le moyen de figer le flux temporel…

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