Idols – Ken Liu

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Le hasard faisant parfois magnifiquement les choses, je reçois la dernière anthologie de hard-SF dirigée par l’infatigable Jonathan Strahan, Made to Order : Robots and Revolution, alors que je suis plongé dans la lecture de l’essai Comment parle un robot ? de Frédéric Landragin dans la collection Parallaxe du Bélial’ (je vous en parle ici). Si vous lisez de la SF en anglais, vous connaissez forcément Jonathan Strahan. Il est actuellement le principal anthologiste de hard-SF dans le monde anglosaxon. Il est notamment responsable de l’excellente série Infinity Project. L’anthologie Made to Order est sortie le 17 mars et regroupe des textes écrits pour l’occasion par des pointures du genre : Peter Watts, Daryl Gregory, Peter F. Hamilton, Rich Larson, Ken Liu, Sarah Pinsker, Alastair Reynolds, etc. S’agissant d’une anthologie de hard-SF, le robot décrit dans les textes qui la composent n’est pas la boîte de conserve singeant maladroitement l’humanoïde bipède perclus de rhumatismes en poussant de gutturaux Bip Bip, mais le terme adopte une définition étendue et moderne. On s’y intéresse surtout à l’intelligence artificielle, voire à la conscience.

La convergence thématique avec l’essai de linguistique de Frédéric Landragin est particulièrement illustrée par la nouvelle Idols de l’auteur américain Ken Liu. Liu est un immense nouvelliste, peut-être le meilleur à l’heure actuelle. Ses deux recueils publiés en français, La Ménagerie de papier et Jardins de poussière, sont des incontournables du genre, voire des genres, puisqu’il navigue impunément entre fantasy et hard-SF. Ce qui, à mes yeux, le distingue de ses confrères est la multitude des regards qu’il pose simultanément sur la thématique dont il s’empare. Il attrape une idée et ne la lâche pas avant d’en avoir fait le tour des facettes, souvent en apportant un éclairage original. Il observe le monde et ses histoires sont toujours très humaines. Ken Liu a aussi la particularité de posséder une double formation. Il est informaticien et juriste, diplômé d’un doctorat obtenu à la faculté de droit d’Harvard. Dans la nouvelle Idols, il met pleinement à profit ses connaissances dans ces deux domaines.

Les Idols de Ken Liu sont des programmes informatiques visant à créer le simulacre d’une personne. Utilisant les capacités des réseaux neuronaux artificiels et des algorithmes de deep learning, l’approche adoptée est celle que Frédéric Landragin nomme l’approche numérique et qui consiste pour la machine à numériser le plus de données et de connaissances possible pour en faire un traitement probabiliste (contrairement à l’approche symbolique plus classique qui consiste à anticiper un grand nombre de questions dès l’étape de programmation). Typiquement, face à une situation donnée ou une question posée, l’algorithme va déterminer la réponse la plus probable pour que le simulacre réagisse comme la personne qu’il émule à partir des informations recueillies sur cette dernière. Le rôle de l’auteur de science-fiction est d’interroger la technologie pour en éprouver les limites et en trouver les failles. C’est ce que Ken Liu se propose de faire en trois tableaux.

Dans le premier, Dylan crée l’Idol d’un père aujourd’hui décédé et qu’il n’a pas connu puisque ce dernier n’a été qu’un « donneur de sperme » selon sa mère. Suite à un test ADN, il lui est possible de retrouver sa famille biologique et d’apprendre qui était son père. A partir des données recueillies, des enregistrements, et de son activité sur les réseaux sociaux, Dylan va reconstruire une personnalité afin d’avoir enfin une discussion de vive voix avec ce père manquant.

Dans le deuxième tableau, Bella, l’épouse de Dylan, est avocate dans un cabinet réputé qui utilise la technologie des Idols pour préparer au mieux ses procès. Ken Liu porte un regard très cynique sur le fonctionnement de la justice américaine où le vrai n’a aucun poids face à la perception du vrai. Dans un procès aux États-Unis la composition du jury est de prime importance et elle fait l’objet d’un processus de sélection dans lequel l’accusation et la défense interviennent. À partir de l’ensemble des données qu’il est possible de trouver sur une personne, Bella reconstitue les simulacres des jurés présélectionnés afin de préparer son équipe à intervenir pour ou contre lors de la sélection du jury. Ken Liu montre comment la technologie peut être utilisée contre la personne pour en dévoiler les faiblesses, mais aussi comment elle peut être manipulée pour mentir.

Enfin, dans le troisième tableau, une installation artistique propose aux visiteurs de se confronter à leur propre Idol. C’est pour eux une expérience révélatrice de la quantité d’information sur soi disponible à tous, mais aussi de la manière dont la personnalité peut être définie à partir de quelques éléments croisés les uns avec les autres. Pour Bella, elle est aussi révélatrice des biais introduits par le minage d’information en ligne. Elle finira par se demander si parfois le simulacre n’est pas plus réaliste que la façade sociale de l’individu.

Idols, donc. C’est Ken Liu, c’est brillant.


Un autre avis, là, chez : Gromovar, l’Albedo,



15 réflexions sur “Idols – Ken Liu

  1. Ca y ets je l’al lue cette nouvelle. Lue et approuvée!

    Je ne savais pas expliquer la différence entre la base de données de questions, style « d’iA » que je connais et celle qui agit sur les proba. Tu l’expliques tellement clairement que j’en suis jalouse.
    Le dernier récit m’a nouée les tripes, alors que j’ai trouvé l’histoire de DYlan si émouvante, celle Bella intermédiaire, intéressante mais qui m’apparaît maintenant comme une transition vers la véritable conclusion.

    Oui, c’est fort tr§s fort.

    (bon ensuite, je dois dire que tu avais un avantage : avec comment parler avec un robot – je n’ai que wiki!)

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