
Si vous passez régulièrement sur ce blog, vous savez que j’aime occasionnellement parler de vieux textes appartenant à l’histoire de la SF, certains devenus des classiques, d’autres moins connus. La sortie ces dernières semaines des romans Aurora de Kim Stanley Robinson et L’incivilité des fantômes de Rivers Solomon a ramené dans l’actualité littéraire l’un des tropes de la science-fiction, à savoir le vaisseau spatial générationnel. Rappel à l’usage du voyageur galactique : l’univers est grand, la vie est courte et on ne peut pas voyager plus rapidement que la vitesse de la lumière. Même en se déplaçant à 10% de C, ce qu’on ne sait pas faire, il nous faudrait pour atteindre disons…Tau Ceti, plus de 120 ans. D’où l’idée des vaisseaux générationnels, dans lesquels plusieurs générations d’êtres humains se succéderaient lors d’un looooooooong voyage à destination des étoiles.
L’idée d’une arche interstellaire a été la première fois avancée par le physicien Robert H. Goddard, l’un des pionniers de l’aéronautique et inventeur des ergols liquides (1), en 1918. Il s’agissait alors de maintenir l’équipage en animation suspendue le temps du voyage. C’est à un autre pionnier de l’aéronautique, russe cette fois, Konstantin Tsiolkovsky, que l’on doit l’idée d’y enfermer plusieurs générations d’humains. What could go wrong ?
Forcément, les auteurs de science-fiction se sont rapidement intéressés à la question et aux problèmes physiques, biologiques et sociétaux qui ne manqueraient pas de venir troubler la quiétude d’une telle croisière qui ne s’amuse pas trop. Parmi les premiers auteurs à avoir publié sur le sujet, on trouve l’inévitable Robert Heinlein avec Orphans of the Sky (1941) ou encore Brian Aldiss avec Non-stop (1958). Ces deux textes sont depuis devenus des classiques (je parlerai une autre fois du roman d’Aldiss. Ou pas), mais d’autres auteurs de cette période ont aussi proposé des textes sur le sujet, dont certains méritent qu’on s’y intéresse. Parmi eux, on trouve un texte court de John Brunner, écrit avant qu’il ne devienne l’un des piliers de la New Wave anglaise aux côtés de J.G. Ballard et Brian Aldiss. Il s’agit de Lungfish, publié à l’origine dans Science Fantasy en 1957, et que l’on peut trouver dans le recueil Entry to Elsewhen (1972) ou en français sous le titre Coelacanthe dans Le livre d’or de la science-fiction n° 5049 chez Press Pocket (1979). Autant donc dire qu’il est introuvable (2).

Dans Lungfish, John Brunner se distingue des autres auteurs par le problème qu’il imagine surgir au sein de la société multi-générationnelle des occupants de son arche. Robert Heinlein et Brian Aldiss imaginaient la régression de la société jusqu’à un stade pré-technologique. C’est aussi le cas de Harry Harrison en 1969 dans Captive Universe. Rivers Solomon voit quant à elle une régression sociale vers une société esclavagiste dans L’incivilité des fantômes. Dans le même ordre d’idée, on peut citer Target Generation (1953) de Clifford D. Simak (3) ou The Voyage that lasted 600 years de Don Wilcox (1940) (4). Dans ces deux textes, il n’est pas tant question de régression technologique que de l’émergence d’une structure sociale basée sur la superstition. John Brunner imagine au contraire une évolution rapide de la population née à bord de l’arche qui l’amène à ne pas partager le rêve des parents partis de la Terre.
Franz est biologiste à bord du vaisseau, en charge des fermes hydroponiques qui permettent de nourrir la population. Lui, est né sur Terre. Il fait partie des 250 earthborn encore vivants à bord. Voilà près de 40 ans qu’ils ont quitté la planète mère à destination de Tau Ceti (toutes les arches générationnelles en SF ou presque voguent vers Tau Ceti. Ça doit être assez encombré maintenant là-bas). La première génération née à bord, les tripborn, est maintenant âgée d’une vingtaine d’années et la seconde génération commence à naître. Les tripborn constituent la population majoritaire à bord du vaisseau, avec 1800 individus. Le texte débute alors que le vaisseau n’est plus qu’à deux semaines de Tau Ceti. Et les earthborn ne réalisent que maintenant le fossé qui s’est creusé entre eux et les tripborn.
« I wonder when it first began. I wonder where we split in two. »
Pour la génération partie de la Terre, il est inconcevable que la colonisation échoue. Ils ont quitté la Terre et sacrifié leur vie en suivant le rêve du fondateur de la mission. Ils rêvent pour leurs enfants de grands espaces, d’océans, de forêts et de champs à perte de vue. Pour les tripborn, ces rêves ne signifient rien. Ils sont nés dans l’espace réduit du vaisseau et il est hors de question d’en sortir. Il s’agit de leur monde et y sont parfaitement adaptés. Il leur est même quasiment impossible d’en sortir. Au-delà des projets d’avenir, les deux générations ne partagent plus les mêmes codes de communication. Ainsi les earthborn ne savent décrypter le langage corporel ou les attitudes de leurs enfants qu’ils jugent froids et sans émotion. Ce qui s’avèrera erroné. Les earthborn vont être amenés à questionner leur propre motivation. On pourra y lire, au besoin, une allégorie de la fracture intergénérationnelle et la nécessité pour les parents de laisser à leurs enfants le loisir de définir leur place au sein d’un monde qui change profondément. Si la fin du récit est précipitée, elle envisage toutefois une solution pour redonner un but commun aux Terriens et à leurs enfants nés dans l’espace qui vont devoir trouver le chemin de leur propre évolution. Tel le lungfish du titre, le poisson pulmoné (dipneuste), qui a développé des poumons lui permettant de respirer à l’air libre.
Lungfish est un texte très court, d’une trentaine de pages, à la conclusion précipitée mais qui propose un point de vue original, même encore aujourd’hui, sur les vaisseaux générationnels. Plutôt que d’imaginer comme tant d’autres une société humaine régressant vers ce qu’elle a déjà connu par le passé, John Brunner au contraire se projette dans l’avenir et imagine que le vaisseau même devient un point de divergence entre générations et que l’espace ouvre un paradigme totalement nouveau dans l’évolution de l’espèce humaine coupée de la Terre des origines. Il imagine la naissance d’une nouvelle espèce qui ne rêve plus de planètes à coloniser mais d’Espace à habiter.
Sur le même thème, celui des vaisseaux générationnels, je vous parlerai une prochaine fois de Paradis perdus d’Ursula le Guin. Stay tuned.
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Notes :
(1) Le Goddard Space Flight Center de la NASA a été ainsi nommé en son honneur. Si le récit des tous premiers instants de la conquête spatiale vous intéressent, je vous recommande le livre Mojave épiphanie d’Ewan Chardronnet, éditions Inculte (2016). On y croise quelques fous furieux comme Jack Parsons.(retour au texte)
(2) Sauf si on est malin et qu’on fouille un peu sur le web. Je dis ça, je dis rien. (retour au texte)
(3) Traduit sous le titre Génération terminus dans le recueil Visions d’Antan chez J’ai lu (1997). (retour au texte)
(4) Texte disponible en ligne. (retour au texte)
Ayant lu le Livre d’Or John Brunner, j’ai forcément lu cette nouvelle… mais je n’en ai plus souvenir. Elle m’a moins marqué que « Paradis perdu » de Le Guin ou les textes de Stephen Baxter se déroulant dans des vaisseaux générationnels. Chez ce dernier aussi (« Mayflower II », Accrétion, Arche), c’est simple, ça tourne toujours mal et les individus nés à bord dévoluent vite et mal ; en la matière, Adrian Tchaikovsky est presque plus optimiste avec son Dans la toile du temps. Bref, faudra que je relise Brunner 🙂
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Je suis en train de parcourir tous les premiers textes parlant d’arches générationnelles, enfin, ceux que je peux trouver. Brunner sort du lot, comme souvent d’ailleurs. Le le Guin, ben oui, c’est le Guin quoi.
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A propos de vaisseau générationnel, le roman le plus étrange sur le sujet que j’ai lu est « Les seigneurs du navire-étoile » de Mark S Geston, à peu près totalement oublié depuis. Je te recopie WP : « Lords of the Starship takes place on Earth some 3000 years after the collapse of human technological civilization, narrating generations of history inspired by an immense starship construction project. » Faudrait que je le relise, tiens.
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Je ne crois pas l’avoir lu, mais ça me rappelle quelquechose ce pitch. Il n’y aurait pas un autre roman qui aurait repris cette idée ?
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Ah non, j’ai trouvé pourquoi ça m’évoquait quelque chose. Apophis l’a chroniqué il n’y a pas très longtemps :
https://lecultedapophis.com/2018/11/19/lords-of-the-starship-mark-s-geston/
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Merci, pour cette plongée dans le passé. Je ne me rappellais plus de ce texte de Brunner et je n’ai plus ce livre d’or,( il s’est perdu quand j’ai traversé l’Atlantique). J’ai toujours trouvé très intéressant le thème des vaisseaux arches qui est toujours d’actualité. D’ailleurs de façon générale, je trouve dommage qu’on ne réédite pas des textes (pas si anciens que cela) d’auteurs aussi importants que Brunner, Spinrad, Aldiss, Heinlein, Farmer…
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Mais de rien ! Comme je suis plongé dans le sujet, je me dis que c’est pas idiot de faire profiter de mes trouvailles en cours de route.
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Si je le trouve…
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