
A part si vous avez échoué ici depuis un univers parallèle, un fil historique alternatif, ou une galaxie lointaine, il est inutile que je vous présente Stephen Baxter. Pour les trois lecteurs qui viennent respectivement d’un univers parallèle, d’un fil historique alternatif, et d’une galaxie lointaine, l’écrivain liverpuldien est le champion britannique de la hard-SF, auteur prolifique à la trentaine de romans publiés, aux plus de 150 nouvelles, dont une bonne partie des écrits a été traduite en français. Mis à part quelques romans indépendants, la majeure partie de son œuvre s’axe autour de cycles dont le plus connu est le cycle des Xeelees partiellement publié en France chez Le Bélial’.
Grande fresque spatiale, ce cycle raconte une histoire de l’humanité et de l’univers s’étalant sur plusieurs milliards d’années (depuis la naissance de cet univers jusqu’à sa mort). Dans ce cycle de 4 romans, 6 novellas, et plusieurs recueils de nouvelles, les Xeelees sont une espèce extraterrestre mystérieuse et élusive dont l’évolution technologique leur a permis de manipuler la fabrique même de l’espace-temps afin de créer les conditions favorables à leur survie et, éventuellement, un portail permettant l’évacuation vers des univers parallèles (Accrétion, Le Bélial’, 2013). On y trouve ainsi une idée importante dans l’œuvre de Baxter qui est un intelligent design (à ne pas confondre avec les élucubrations religieuses de quelques fanatiques américains) à l’échelle cosmique.
Il s’agit là uniquement d’un des aspects de l’œuvre baxtérienne. Un autre est l’histoire alternative, ou l’uchronie si vous préférez. C’est notamment le cas dans la trilogie NASA traduite chez J’ai lu et constituée de Voyage (1999), Titan (2001), et Poussière de Lune (2003). Dans cette trilogie, Stephen Baxter image une histoire alternative de la conquête spatiale américaine.
Enfin, pour compléter les fondations de ma chronique, il me faut aussi citer la série des Univers multiples (Manifold) constituée de trois romans publiés chez Fleuve noir, Temps (2007), Espace (2007), et Origine (2008), ainsi que d’un recueil de nouvelles non traduit Phase Space (2002). Elle explore différents scénarios, différentes lignes temporelles alternatives, et fournit autant de réponses au paradoxe de Fermi. Bien qu’indépendants, les trois romans ont pour principaux personnages Reid Malenfant et sa femme Emma Stoney, ou plutôt leurs avatars dans différents univers parallèles.
« My name is Reid Malenfant. You know me. And you know I am an incorrigible space cadet. »
La raison pour laquelle j’évoque cette bibliographie sélective de Stephen Baxter pour vous parler de son nouveau roman, World Engines: Destroyer, est l’intertextualité omniprésente dans ses pages, à un niveau que je qualifierai d’encyclopédique. Il n’est pas nécessaire du connaître la bibliographie de Baxter par cœur pour lire ce roman. Mais cela permet de replacer les choses. Bien que présenté comme le premier volume d’une nouvelle série, World Engines, Destroyer reprend comme personnages principaux Reid Malenfant et sa femme Emma Stoney. Le roman s’ouvre sur ces lignes « My name is… » tout comme les trois romans de la série des Univers Multiples. Baxter, grand navigateur interstellaire, va replier l’espace et le temps pour mettre en contact les différents univers.
Dans la ligne temporelle de Destroyer, Armstrong est mort sur la Lune en 1969. Nixon a lancé un programme spatial ambitieux et une politique sociale novatrice basée sur le revenu universel pour tous aux Etats-Unis. Emma Stoney est morte en 2005 lors d’une mission spatiale à destination de la petite lune de Mars Phobos et Reid Malenfant s’est crashé en pilotant un booster de navette spatiale (oui, vous avez bien lu) en 2019. Gravement brûlé, il est placé en sommeil cryogénique. Il est réveillé par une intelligence artificielle sur la Lune en 2469. Emma a envoyé un appel au secours depuis Phobos. Ainsi débute World Engines : Destroyer.
Un univers, des univers
Le récit s’organise en trois parties. Dans la première, Malenfant va découvrir la société humaine post-cataclysmique du XXVe siècle. Le niveau des océans a augmenté de 70 m, les régions côtières ont totalement été redessinées, et la plupart des grandes villes ont disparu. Il y a moins d’un milliard d’humains sur Terre, et une fois passé le pic carbone du XXIIIe siècle la planète est en convalescence. Tout programme spatial a été depuis longtemps abandonné, et les IA ont été bannies sur les différentes planètes du système solaire, devenant des IA planétaires qui n’interviennent plus directement dans les affaires humaines. Baxter décrit une société utopiste, basée sur une économie d’après pénurie (on ne parlera pas d’abondance) dans laquelle plus personne n’a besoin de travailler, une économie à croissance nulle où tout est scrupuleusement recyclé par des imprimantes qui fournissent gratuitement tous les biens nécessaires aux personnes, alimentation comme vêtements. Le volontariat est à la base de l’activité humaine et une jeune femme du nom de Deirdra va se porter volontaire pour servir de guide à Malenfant dans cette époque à laquelle il est étranger. Son assistance médicale (et plus) sera assurée par un androïde, pas une intelligence artificielle mais uniquement algorithmique, du nom de Bartholomew. Enfin, cette société est sous la menace lointaine mais certaine d’un incident cosmique, le Destroyer du titre, qui doit survenir dans un millier d’années suite à la collision de Neptune avec objet libre de masse planétaire (rogue planet) prophétiquement nommé Shiva. Toute vie dans le système solaire va disparaitre.
Après une période d’adaptation, Malenfant va enfin s’intéresser à la question cruciale de l’origine du message d’Emma Stoney censée être morte depuis 450 ans et à cause duquel, rappelons-le, il a été réveillé. Les choses vont alors enfin bouger un peu. Malenfant, Deirdra et Bartholomew vont se rendre sur Phobos à bord du Small Step, un ancien vaisseau spatial rescapé du XXIIIe siècle, piloté par l’avatar virtuel de Stavros Gershon(1). Sur Phobos, ils vont en découvrir la nature extraordinaire(2) et être confrontés à des lignes temporelles alternatives. Cela fournit l’occasion à Baxter de laisser libre cours à l’une ses passions, l’histoire alternative. Dans cette deuxième partie du roman, il va proposer plusieurs versions de l’histoire et réutiliser à foison des éléments développés dans la trilogie NASA, d’autres introduits dans la série des Univers multiples et quelques nouvelles. Vous l’aurez compris, il est évidemment question d’univers multiples dans Destroyer.
Il est aussi question d’intelligent design, comme dans le cycle des Xeelees. Pour Malenfant et Deirdra, le but sera de sauver leur univers, leur ligne temporelle, en se rendant aux confins du système. Ou en tout cas de le tenter dans la troisième partie du roman.
Oui, mais…
Destroyer est un roman empli de promesses mais qui souffre d’une construction scénaristique très distendue. Dans une courte vidéo disponible en ligne, les créateurs de South Park Trey Parker et Oliver Stone expliquent en 3 mn comment se construit une cohérence scénaristique en passant d’un point à un autre par A donc B mais C donc D, et non pas en allant à A puis à B puis à… C’est précisément ce lien de causalité fort qui manque à la construction du roman de Stephen Baxter qui parfois ressemble à l’inévitable quête dans un mauvais roman de fantasy.
L’exposition de Malenfant à la société du XXVe siècle occupe les 200 premières pages du roman qui en compte près de 600 et il faut véritablement attendre la moitié du livre pour qu’il se passe quelque chose. Pendant des mois, Malenfant ne fait rien et s’ennuie. Le lecteur aussi. Baxter a quelques bonnes idées, mais la société qu’il nous fait découvrir a des allures de microcosme qui a les qualités romanesques d’un sédatif. C’est aussi une phase d’exposition pour Deirdra qui est appelée à devenir le personnage principal du cycle, comme le confirme le nom des chapitres et l’épilogue du roman où Malenfant, en quelque sorte, lui passe la main. Il est très à la mode ces temps-ci en SF de propulser des adolescentes badass au rang de personnage principal. C’est à peu de choses près le cas de 50% romans de SF qui sortent depuis deux ou trois ans. Personnellement, ça ne m’inspire que soupirs de lassitude, justement parce que c’est à la mode et donc déjà vieux et élimé, et quand bien même chez Baxter badass ne signifie pas adolescente sociopathe à la gâchette facile comme dans l’exécrable Zero Sum Game de S.L. Huang mais plutôt fortiche en science. Ajoutons à cette complainte que le développement des personnages n’a jamais été le fort de Stephen Baxter et ne l’est toujours pas et donc nouveaux soupirs.
Là où Baxter brille, c’est dans la construction scientifique de son récit. L’exposé des techniques spatiales, des systèmes lunaires et planétaires, enfin tout ce qui relève de la hard-SF est très réussi dans ce roman, et beaucoup plus abordable que dans ses autres romans. Les différentes versions de l’histoire exposées dans la seconde partie du roman se tiennent admirablement. Toutefois, il faudra attendre les 100 dernières pages pour que le récit se muscle et que le feu d’artifice se déclenche. On retrouve lors le Baxter des grandes heures et ça pétarade. Stephen Baxter sait convoquer le sense of wonder, et la partie finale de Destroyer le démontre une fois encore. Malheureusement, l’épilogue est la meilleure partie du roman. Il ouvre une suite qui, si elle est du niveau des dernières pages de ce volume, est très prometteuse. Mais le début de Destroyer l’était aussi.
Conclusion lapidaire
Plus qu’un roman véritablement passionnant, World engines: Destroyer apparaît avant tout comme une longue introduction à ce qui sera peut-être, souhaitons-le, un cycle fabuleux. En l’état, c’est un roman qui est lent à se mettre en place, comporte des longueurs et un scénario faiblement construit. Il offre pourtant de très belles pages dans sa partie finale qui donnent fortement envie de lire la suite.
—
Notes :
(1) L’histoire de Stavros Gershon est le sujet de la nouvelle Last Small Step publiée dans l’anthologie Infinity’s end en 2018. Elle raconte le moment où l’humanité s’est autorisé une dernière exploration spatiale dans le nuage d’Oort et la ceinture de Kuiper avant d’abandonner complètement l’exploration spatiale. Ces éléments de l’histoire humaine sont intégralement repris dans Destroyer. (retour au texte)
(2) Baxter s’inspire ici de Iossif Chklovski (Iosif Shklovsky en anglais), astronome ukrainien qui a étudié en 1959 l’orbite de Phobos, en a conclu que le satellite de Mars avait une densité faible et a spéculé qu’il devait être creux et possiblement d’origine artificielle. Carl Sagan et lui ont publié Intelligent life in the universe (1966). (retour au texte)
Titre : World engines: Destroyer
Série : World engines
Auteur : Stephen Baxter
Publication : Gollancz (19 septembre 2019)
Nombre de pages : 576
Format : papier et ebook
Rien qu’à la lecture du résumé, je ne le sentais pas du tout (sans doute les échos du très pénible souvenir que constitue 3001 d’Arthur C. Clarke). Et pourtant je suis aussi un très gros fan de Baxter. J’ai donc bien fait de passer mon tour. Merci pour cette critique aussi érudite que salutaire 😉
J’aimeAimé par 1 personne
Je lirai la suite, tout de même. Il y a des éléments qui me font dire que ça peut être bien. Même si ça ne l’est pas encore vraiment.
J’aimeAimé par 1 personne
Pour ma part, ta critique m’a bien donné envie de lire le roman… en gardant en tête ses faiblesses et en abaissant mes attentes 😉
Ça a quand même l’air d’être d’une meilleure trempe que 3001 (je l’ai lu quand j’avais quatorze/quinze ans et même l’ado aux goûts mal dégrossis que j’étais avais trouvé ça atroce — chaque suite à 2001 est deux fois moins bonne que le tome précédent). Enfin, j’espère.
J’aimeAimé par 1 personne
Ah ! Bien, car elle n’avait pas pour but de totalement détourner le lecteur, mais d’émettre des réserves.
J’aimeJ’aime
Nous allons donc patienter jusqu’au tome suivant pour voir ce que tu en penses. Je ne vais pas tenter une longue intro.
J’aimeAimé par 1 personne
Rendez-vous au T2 !
J’aimeAimé par 1 personne