Cinq nouvelles – Bifrost numéro 109

Ô joie ! La cent neuvième livraison de la revue Bifrost arrive ces jours-ci dans les boites à lettres et sur les étals des librairies de bon goût. Elle nous propose une sélection de cinq nouvelles de très bon niveau.

(Déclaration préalable de conflit d’intérêt : il va sans dire que vous auriez tort de vous fier à mon avis en ce qui concerne la revue Bifrost puisque j’y collabore en tant que chroniqueur pour le cahier critique.)


Pissenlit – Elly Banks


Il s’agit d’une nouvelle que j’avais lue lors de sa première publication en 2018 sous le titre Dandelion dans le magazine américain Clarkesworld, fort appréciée et donc chroniquée ici même à l’époque. J’ai eu grand plaisir à la relire sous la traduction de Gilles Goullet, et mon avis n’a pas changé. Le texte prend la forme d’une lettre ouverte d’une petite fille à sa grand-mère aujourd’hui décédée, ancienne employée de la NASA, et qui 100 ans auparavant, en Octobre 1961, a fait une découverte inquiétante en Antarctique. L’objet trouvé pèse 6 tonnes et est radioactif. Officiellement reconnu comme un débris spatial soviétique, sans doute une arme, à une époque où les américains ignoraient tout du programme spatial russe, l’objet est appelé Sputnik X. Pour la grand-mère de la narratrice, cet objet s’appellera Pissenlit, et a une origine beaucoup plus lointaine que le Kazakhstan, et beaucoup plus ancienne que l’URSS. Cette découverte va engager sa famille sur trois générations, pour le meilleur et pour le pire. La nouvelle fait l’usage intelligent de trois concepts qu’elle relie : l’hypothèse panspermique de l’origine de la vie sur Terre, l’idée de plateau technologique et celle de l’éternel recommencement. Une superbe nouvelle de hard-SF !


L’homme gris – Christian Léourier


L’auteur français Christian Léourier livre ici une nouvelle à la facture d’une grande finesse sur un thème difficile qui est celui de la mort assistée. Le narrateur est cet homme en gris, celui dont le métier est de fournir à ceux dont la condition médicale leur permet d’en faire officiellement la demande, le repos éternel. C’est une leçon d’écriture. Sur le même thème, un plus jeune auteur, moins expérimenté, aurait été théâtral, surjouant le drame dans l’espoir de toucher son lectorat. Léourier a toute l’expérience de l’écriture et du vécu pour au contraire viser la justesse dans la pudeur et l’expression subtile des sentiments. C’est très fort et ça intériorise l’émotion plutôt que l’étaler à grand renfort d’effets superflus. Un grand texte à l’écriture pleinement maitrisée. Sortez les mouchoirs.


L’Hiver en partage – Ray Nayler


Si vous êtes lecteur habituel de ce site, vous savez que je ne suis pas objectif en ce qui concerne Ray Nayler dont je ne cesse de vous parler depuis maintenant quatre ans. L’auteur américain a été pour moi l’une des (rares) révélations de ces dernières années. La publication de ce texte dans Bifrost, en amont de la publication de son recueil de nouvelles à la fin de l’année dans la collection Quarante-deux chez Le Bélial’, me fournit le prétexte d’en parler encore une fois. Je l’avais indiqué lors de recensions précédentes, l’auteur revisite régulièrement les mêmes univers et plusieurs de ses nouvelles partagent des éléments communs, constituant ainsi un ensemble cohérent qui décrit un monde plus vaste que ne l’est la nouvelle prise individuellement. L’Hiver en partage appartient à la série dite du Protectorat d’Istanbul. Tout comme la nouvelle Sarcophage publiée dans le numéro 107 de la revue Bifrost, et les lecteurs attentifs retrouveront dans L’Hiver plusieurs indices faisant directement référence à Sarcophage.

« Que les morts restent morts ».

En une phrase, la première du texte, Ray Nayler pose les enjeux. (Un autre excellent novelliste, Rich Larson, est aussi très fort à ce jeu là.) Chaque hiver, deux femmes se retrouvent à Istanbul. Depuis longtemps. Le titre original, Winter Timeshare, est difficile à traduire en français. Un timeshare est une résidence de vacances en temps partagé. Il fait ici référence non pas à l’appartement qu’elles occupent à Istanbul mais aux corps qu’elles occupent pour l’occasion. Dans tous les textes du Protectorat d’Istanbul, il est question de ces « vacants » occupés par des personnalités qui y sont transférées au besoin. Une forme d’immortalité réservée à des privilégiés, pour des raisons économiques ou, comme c’est le cas ici, professionnelles. Cela ne va pas sans créer des tensions dans la société, ce qui est le thème de la nouvelle. Comme toujours chez l’auteur, le problème est considéré à hauteur d’homme. C’est un très bon texte de Ray Nayler, qui gagne à être considéré dans l’ensemble plus vaste du Protectorat d’Istanbul.

Skin – Emilie Querbalec


Skin est un texte très surprenant d’Emilie Querbalec. Je n’attendais pas du tout l’autrice de Quitter les Monts d’Automne et Les Chants de Nüying dans ce registre. Et quelle belle surprise ! Il s’agit d’une exploration assez osée du concept du moi-peau en psychanalyse (tel que développé par Didier Anzieu). C’est très bien vu, et suffisamment perturbant pour aller flirter avec l’horreur. L’autrice a la finesse de n’imposer aucune interprétation, elle distille les indices, et laisse le lecteur libre d’y voir les effets d’une pathologie ou de se retrancher derrière une explication purement science-fictive. C’est peut-être là, conceptuellement, le texte le plus ambitieux que j’ai lu d’ Emilie Querbalec.

Cicci di Scandicci – Valerio Evangelisti


Le dernier texte, de l’auteur italien Valerio Evangelisti auquel ce numéro de Bifrost est consacré, a été pour moi le plus difficile à aborder, et donc à apprécier. C’est un texte très court, fortement dérangeant, inspiré de l’histoire vraie d’un tueur en série, Pietro « Cicci » Pacciani, surnommé le monstre de Florence par les média italiens, qui a commis une dizaine de meurtres entre 1968 et 1985. Le texte est dit à la première personne par Cicci. Il amène donc à se placer dans la tête d’un psychopathe complet, la plus vile des ordures possibles. On en ressort secoué, en se disant qu’on se serait bien passé de lire ça, quand bien même il est du rôle de la littérature de sonder la part la plus sombre de l’humanité et de nous emmener dans ces abysses là. Glaçant.


D’autres avis : Le dragon galactique, Le Maki, Ombre Bones, Au Pays des Cave Trolls,



9 réflexions sur “Cinq nouvelles – Bifrost numéro 109

  1. Je viens de lire celle d’Elly Bangs, elle fume tout le monde et rebat les cartes de nombres de théoriciens, d’une tristesse absolue (probablement parce qu’elle a mis le doigt sur la réalité) cette nouvelle est juste magnifique !
    Je lirais les autres plus tard, de peur que la comparaison les rendent bien fades.

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      1. C’est pour ca que c’est d’une tristesse absolue. Elle a cassé mon jouet, mon rêve… (je n’avais jamais pensé, lu, entendu cette possibilité, cette explication !)

        Heureusement qu’il y a cette fin, bref cette nouvelle est top du début à la fin. (je vais arrêter, je commence à en faire trop !)

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  2. Je sens que ce numéro ne va pas rester très longtemps dans ma pal grâce à toi… J’avoue être intriguée par chaque texte mais plus spécifiquement le dernier vu que j’ai écrit un roman sur le même principe avec Bratva 🤷 même si c’était une tueuse en série de fiction, pas inspirée d’une vraie. Ça m’intéresse donc de comparer les façons de procéder.

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