
De Clifford D. Simak, vous connaissez très certainement Demain les chiens (1952), son roman – ou fixup – le plus célèbre, un classique parmi les classiques de la science-fiction. En ce mois d’avril 2021, les éditions J’ai lu ont eu la bonne idée de rééditer son roman primé aux Hugo en 1964 Au Carrefour des étoiles, sous une nouvelle traduction de Pierre-Paul Durastanti, fidèle admirateur de l’auteur. La précédente traduction, par Michel Deutsch, datait de 1964 et était basée sur la première version du texte, Here Gather the Stars, publiée dans la revue Galaxie, et non la version roman, Way Station, qui comporte quelques passages supplémentaires. La nouvelle traduction corrige cela, et livre désormais un texte complet. Pour en savoir plus sur ce travail de retraduction, je vous invite à écouter le podcast C’est plus que de la SF qui lui est consacré avec Pierre-Paul Durastanti comme invité.
Millville, Wisconsin, 1964. Enoch Wallace est un jeune homme âgé de 124 ans. Né en 1840 dans la ferme qu’il occupe toujours aujourd’hui, il a participé à la Guerre de Sécession et a bien failli y perdre la vie. S’il n’a pas vieilli d’un jour depuis, c’est qu’à son retour du champ de bataille il a rencontré Ulysse, un être venu d’une autre planète qui l’a recruté pour être le gardien d’une station sur Terre. Une station, c’est un relais par lequel transitent les voyageurs membres de la grande Confédération Galactique à laquelle la Terre n’appartient pas, ignorant tout de son existence. Enoch Wallace est le seul humain membre de la Confédération et a gardé ce secret depuis plus d’un siècle. Chaque jour ou presque, il accueille dans sa ferme transformée des voyageurs d’autres planètes, autant de formes de vie et de langages différents. Il confine méticuleusement toutes ces rencontres dans ses registres, pour le jour où, il l’espère, sa propre planète sera jugée digne de trouver sa place au sein de la Confédération.
« La situation se présente mal, hein ?
– Vous l’avez dit. »
Seulement, voilà, c’est loin d’être gagné. Nous sommes en 1964, seulement trois ans après le débarquement de la Baie des Cochons, deux ans après la crise des missiles de Cuba, et la guerre froide n’a jamais été aussi chaude. Ni Clifford D. Simak ni son personnage Enoch Wallace ne sont très confiants sur l’avenir du monde qui semble se tenir au bord du précipice et être agité de soubresauts incontrôlés. Le rôle catastrophique de la CIA dans l’affaire de la Baie des Cochons nous est connu. Moins connu est son rôle dans l’incident qui menace l’existence de la station d’Enoch Wallace et risque de faire s’envoler les chances de la Terre de rejoindre un jour la Confédération, ce qui la condamnerait à rester « ce trou paumé au fin fond de la Galaxie ». Tout débute le jour où Claude Lewis, agent de la CIA, décide de s’intéresser à cet homme vivant reclus dans sa ferme et qu’on dit avoir plus de 100 ans…
Au Carrefour des étoiles est un roman typiquement simakien : il se déroule dans le Wisconsin, état rural du middle-west, dans la ferme d’un héros issu d’un milieu modeste et paysan, sans grande éducation ni prétention sociale. C’est là une marque de fabrique chez Simak, qui va puiser le décor de ses nouvelles et romans dans sa propre jeunesse. Comme c’est le cas ici, les extra-terrestres sont très souvent amicaux chez Simak, même lorsqu’ils viennent coller une monstrueuse dérouillée à l’humanité comme dans la nouvelle Honorable adversaire (1956). Chacune des rencontres faites par Wallace est l’occasion d’une découverte. Simak se montre très créatif sur les formes de vie et de communication auxquelles Enoch Wallace se trouve confronté. Il imagine des cultures, des mathématiques, des philosophies… Il découvre aussi que la Confédération est un ensemble fragile au sein duquel les conflits inter-espèces peuvent rapidement ressurgir malgré des millénaires d’entente pacifique. Là où le texte étonne le plus pour son époque, c’est dans ses trouvailles. Si Simak avait déjà utilisé l’idée d’une maison devenant portail vers d’autres mondes dans la nouvelle La Grande cour du devant (1958), il se montre visionnaire dans le mode de transport utilisé par les voyageurs de la Confédération. Les déplacements ne sont pas soumis aux limitations de la vitesse de la lumière, car les corps sont tout simplement détruits lors du transfert et recyclés dans des cuves. Seules les informations sur leur ADN et leur personnalité sont transmises. Ils sont ainsi décomposés, puis recomposés ailleurs. Beam me up, Scotty !
Je le disais plus haut, Simak se montre volontiers pessimiste sur les chances de l’humanité de se construire un avenir dans la paix. Mais tout n’est pas si sombre, et Simak veut voir un espoir, celui que l’humanité puisse être malgré elle une solution plus qu’un problème. C’est finalement ce que propose Au Carrefour des étoiles. Enoch Wallace sera amené à questionner son allégeance, à choisir entre la Terre à laquelle il n’appartient déjà plus et la Confédération à laquelle il n’appartient pas encore tout à fait. L’autre n’est-il pas jamais qu’un miroir de nous-même ? Il en résulte un texte marqué par un profond humanisme et une véritable poésie de l’altérité, ainsi que par une mélancolie typiquement simakienne.
PS : Un mot sur la nouvelle traduction. Je ne connais pas l’ancienne, mais parce que je m’intéresse à la question, j’ai lu Au Carrefour des étoiles tout en écoutant la version audio de Way Station. Je vous déconseille de le faire, c’est lent et lassant, mais c’était très instructif quant aux mérites de cette retraduction. Ayant lu de nombreuses traductions de P.-P. Durastanti, je connais bien son style qui se montre en adéquation parfaite avec le style économe de Clifford D. Simak. C’est une écriture qui va à l’essentiel, et ne s’embarrasse pas de tours et de détours. Il y a aussi une façon de moderniser la traduction pour rendre le texte fluide et particulièrement agréable à lire, tout en recherchant un vocabulaire précis et d’époque qui conserve la patine du texte. C’est très réussi.
D’autres avis : Un Papillon dans la Lune, Les lectures du Maki, Gromovar, Au Pays des Cave Trolls,
- Titre : Au Carrefour des étoiles
- Auteur : Clifford D. Simak
- Publication : 7 avril 2021, J’ai Lu, coll. Nouveaux Millénaires
- Traduction : Pierre-Paul Durastanti
- Nombre de pages : 256
- Format : papier et numérique
J’ai lu quelque part que Simak aurait fait le médiateur idéal lors d’une première rencontre.
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Vu ses écrits sur le sujet, je n’en doute pas !
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J’ai relu ce roman avec plaisir. Un petit côté désuet mais un questionnement humaniste universel qui n’a pas pris une ride.
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Tu l’as chroniqué ? (Ah oui, en effet !)
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