Waldo – Robert A. Heinlein

waldo

Dans le paysage des publications de science-fiction en France, il est une collection singulière  dédiée aux textes courts, aux novellas comme on dit dans la langue de Robert A. Heinlein.  Cette indispensable collection est éditée chez Le Bélial’ sous le doux nom Une Heure Lumière. Elle s’intéresse depuis 2016 à des récits inédits d’auteurs contemporains français (Thomas Day, Laurent Kloetzer, Christian Léourier) et anglo-saxons ainsi que parfois à des auteurs disparus (Roger Zelazny, Gardner Dozois, ou Robert A. Heinlein) dont les textes ont été récompensés par des prix littéraires comme le Hugo ou le Nebula. Histoire d’enfoncer un peu plus le clou, la collection est dotée d’une identité visuelle forte grâce aux remarquables illustrations de couverture d’Aurélien Police.

Le 20 Juin 2019 sort le 19ième titre de la collection, Waldo, un texte inédit en français de celui que l’on surnomme « Le doyen des écrivains de science-fiction », l’un des pionniers de la hard-SF, l’écrivain américain Robert Anson Heinlein (1907-1988) dont l’œuvre a été saluée par quatre prix Hugo pour les romans Double étoile (1956), Etoiles, garde-à-vous (1960), En terre étrangère (1962), Révolte sur la Lune (1967), et six retro Hugos (Les routes doivent rouler, Si ça arrivait, Waldo, L’enfance de la science, L’homme qui vendit la Lune et Pommiers dans le ciel).

Waldo a été originellement publié en Août 1942  dans Astounding Magazine sous le pseudonyme Anson MacDonald puis republié en 1950 sous le nom Robert A. Heinlein. Il s’agit donc d’une nouvelle de jeunesse dans la bibliographie d’Heinlein qui commence à publier ses textes de science-fiction en 1939. Il s’agit aussi d’une nouvelle d’avant-guerre (Les Etats-Unis entrent en guerre au lendemain du bombardement de Pearl Harbor le 7 Décembre 1941). Si, par de nombreux aspects, on peut aisément classer cette nouvelle dans la catégorie hard-SF, une telle étiquette a toutefois été âprement discutée par la critique car certains y ont vu un texte relevant plutôt de la fantasy puisqu’il s’agit d’un des seuls récits d’Heinlein (avec Magic Inc., 1940) qui fait intervenir la magie. Je reviendrai par la suite plus longuement sur ce point pour le moins surprenant chez l’auteur car une histoire y est associée.

Une quête d’humanité

Waldo est l’histoire de la quête d’humanité de Waldo Farthingwaite-Jones. Waldo Jones est l’archétype du « héros compétent » que l’on retrouve dans de nombreux écrits d’Heinlein, c’est-à-dire un héros qui, s’il possède des failles et des limites, possède aussi des compétences multiples qui lui permettent de dépasser les obstacles et résoudre les problèmes qui se posent à lui. Waldo Jones est affecté de naissance de myasthénie, une maladie neuromusculaire auto-immune qui se traduit par une grande faiblesse musculaire et une fatigabilité excessive à l’effort. Mis au monde et suivi toute sa vie par le docteur Augustus Grimes, Waldo n’a jamais pu connaître une enfance normale faite de jeux et d’activités physiques. Il lui était impossible même de tenir un verre d’eau d’une seule main.  Cet important handicap l’a forcé à développer un intellect hors-norme pour contourner les limites de sa condition. A l’âge de dix ans, il a ainsi conçu la première machine munie d’un tableau de commandes simplifié lui permettant de tenir un livre. Ces inventions mécaniques devinrent les waldos, bras mécaniques pouvant être manipulés à distance, et pouvant avoir la taille d’une grue ou d’un outil de chirurgie. Depuis la publication de la nouvelle d’Heinlein, le terme est entré dans la langage commun et ce type d’appareil porte de nos jours aux Etat-Unis le surnom de waldoes. Devenu ingénieur de génie, Waldo est aussi devenu immensément riche. Mais sa condition et la lutte qu’il a dû mener pour s’affranchir des limites de son corps ont aussi fait de lui un misanthrope n’éprouvant que mépris pour les humains normaux qu’il considère comme à peine supérieurs aux chimpanzés et dont il a choisi de s’isoler en vivant dans une station spatiale automatisée placée en orbite géosynchrone autour de la Terre et appelée Freehold dans la VO et Franc-Alleu dans la très astucieuse traduction de Pierre-Paul Durastanti dont on retrouve ici le goût pour les expressions recherchées. Cet environnement lui permet à la fois de vivre seul et de ne pas subir la gravité terrestre qui n’impose que douleur à son corps devenu obèse. Au début de la nouvelle, Waldo est ainsi présenté comme un sale type avec qui personne ne souhaite avoir de contact. La station orbitale de Waldo est d’ailleurs, par moquerie, surnommée le Fauteuil Roulant. Une succession d’incidents impliquant des crashs d’avions va pourtant forcer James Stevens, l’ingénieur en chef du North American Power-Air (NAPA), à contacter Waldo.

Le problème est complexe et nécessite l’aide du génial ingénieur. A cette époque, située dans un avenir indéterminé mais dont on peut supposer qu’il est des dizaines d’années après 1942, le transport d’énergie nécessaire au fonctionnement des appareils se fait par rayonnement  électromagnétique. Les véhicules de transport, mais aussi les usines, les maisons individuelles, les hôpitaux et les villes,  sont équipés de récepteurs deKalb qui captent le rayonnement produit  de sources nucléaires et distribué par la NAPA. Or, les récepteurs deKalb tombent mystérieusement en panne les uns après les autres sans que les ingénieurs et scientifiques de la NAPA ne puissent en trouver la cause.  En outre, ce mode de transfert d’énergie implique que la population soit continuellement exposée à des radiations et cela ne va pas sans engendrer des problèmes sur la santé humaine, comme le docteur Grimes le découvre. La forme physique décroît, la fatigue et le découragement semblent de plus en plus affecter l’ensemble de la population.  Grimes convainc Waldo de s’intéresser au problème en dressant un parallèle avec sa propre maladie. Voilà pour la partie hard-SF de la nouvelle.

La magie se répand dans le monde

La partie moins hard-SF arrive lorsque durant l’enquête scientifique de Waldo, celui-ci va entrer en contact avec un vieil homme, Papi Schneider, rebouteux de campagne, qui semble être capable de réparer les récepteurs défectueux en faisant appel à une sorte de pratique magique qui canalise l’énergie de l’Autre Monde. Il ne fait aucun doute pour Waldo que l’homme est un charlatan mais il va tout de même aborder la question sous un angle scientifique et tenter d’y apporter une réponse rationnelle. Il n’y parviendra pas complètement, laissant tomber la théorie pour la pratique, mais ce faisant il va transformer la technologie de son époque et surtout se transformer lui-même. A la fin du récit, il conquiert son humanité en se libérant des machines et en devenant un individu complet par sa seule volonté. S’il y manque l’achèvement de l’explication purement rationnelle, la partie finale décrivant la transformation psychologique et physique de Waldo est superbe et on pourra se raccrocher à l’aspect métaphorique du récit.

Aux origines du texte

L’irruption de la pensée magique dans un texte d’Heinlein a de quoi surprendre. Et pourtant il y a une histoire assez croquignolesque derrière la conception de ce texte qui est à chercher dans la biographie d’Heinlein. Tout d’abord, précisons que la nouvelle contient de très nombreux éléments autobiographiques, comme les lieux cités, souvent en Californie, mais aussi la question du handicap. Il faut rappeler que la carrière militaire de Robert Heinlein dans la Navy prit fin en 1934 pour « invalidité permanente » après qu’il ait contracté une tuberculose pulmonaire. Cette invalidité lui interdira de pouvoir rejoindre l’armée durant la seconde guerre mondiale et il participera à l’effort de guerre en tant qu’ingénieur civil. Certains éléments du texte proviennent de sa propre expérience du handicap, comme par exemple le matelas à eau que Waldo utilise et dont Heinlein avait lui-même imaginé un design lors de sa longue hospitalisation en 1934.

Mais l’inspiration principale pour cette histoire mêlant magie et science est probablement sa rencontre avec l’ingénieur américain Jack Parsons qui fut l’un des acteurs essentiels du développement du moteur de fusée au Etats-Unis et l’un des fondateurs du Jet Propulsion Laboratory de Pasadena. (Cette idée est aussi avancée par George Pendle dans sa biographie de Jack Parsons : Strange Angel: The Otherworldly Life of Rocket Scientist John Whiteside Parsons, 2006). Chimiste génial, Parsons était aussi un personnage sulfureux, occultiste disciple d’Aleister Crowley avec lequel il fut en contact pendant des années, et membre de la loge thélémite Agape, branche californienne du Ordo Templi Orientis. Or, il se trouve qu’au moment de la rédaction de Waldo,  Parsons était membre de la Mañana Literary Society, club d’auteurs de science-fiction qui se réunissait chez Robert A. Heinlein entre 1940 et 1941.  La pensée magie présente dans la nouvelle, à travers le discours de Papi Schneider et la transformation de Waldo, rappelle fortement la pensée magique de Crowley, elle-même inspirée de la devise de l’abbaye de Thélème chez Rabelais « Fais ce que tu voudras ». Cette devise devient de fait pensée magique chez Crowley, pour qui la volonté supérieure de l’Homme lui permet de dépasser sa condition. Ce qui n’est rien de moins que l’histoire de Waldo Jones. Jack Parsons lui-même avait une approche quasi-scientifique de la magie à laquelle il s’adonnait, la considérant “as a strictly literal branch of learning, one that could be mastered by concentrated scientific application.”.

La double vie de Jack Parsons lui valut par la suite d’être viré du JPL en 1944. C’est aussi à la Mañana Litterary Society qu’il a rencontré L. Ron Hubbard qui, plus tard, lui piqua sa maîtresse Sara, la sœur de sa femme. Tous deux ont escroqué Parsons en lui soutirant l’intégralité de ses économies. Jack Parsons s’est tué en 1952 alors qu’il manipulait des explosifs en menant des recherches sur les carburants de fusée dans son garage. Si vous ne connaissez pas son histoire, je vous recommande de vous pencher dessus. Le récit de sa vie, faite de sciences, de pratiques magiques, de consommation de drogues et de scandales sexuels, vaut le détour.

En conclusion

C’est un texte véritablement étonnant que ce Waldo de Robert A. Heinlein. La nouvelle est à la fois typiquement heinleinienne dans sa dimension hard-SF, allant jusqu’à tenter d’expliquer par des conceptions physiques sur les univers parallèles l’irruption de la magie dans le monde réel, et prenant le large en allant titiller la notion de pouvoir de l’esprit, ou de Volonté. Au-delà et avant tout, Waldo raconte la quête d’humanité d’un homme amené à dépasser les limites de sa condition. Ce texte fut pour moi une découverte totale, Robert A. Heinlein continue  de me surprendre au fil de mes lectures.


D’autres avis de lecteurs : Acaniel, Apophis, Les lectures du MakiLes chroniques du chroniqueur, l’Albedo, Ombre bones, Nevertwhere,


Titre : Waldo
Auteur : Robert A. Heinlein
Éditeur : Le Bélial’ dans la collection Une Heure Lumière
Traduction : Pierre-Paul Durastanti
Nombre de pages : 160
Support : Papier et ebook


21 réflexions sur “Waldo – Robert A. Heinlein

  1. Quand j’ai lu ta chronique , je me suis dit « tient un texte de Heinlein que je ne connais pas », et pourtant c’est un de mes auteurs préférés. En terre étrangère est selon moi un monument qui n’a pas pris une ride. Profitant de la diminution de ma PAL en raison du confinement. j’ai commandé Waldo. Je ne suis pas déçu. Moi qui apprécie peu les nouvelles je gardais le souvenir des nouvelles de Heinlein dont l’excellente nouvelle « l’homme qui vendit la lune » . Les éléments biographiques entourant cette nouvelle m’étaient inconnus mais il effectivement d’importance.. Bref super chronique, super nouvelle, super auteur. on est gâté .

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    1. Ah ! Je suis ravi que tu aies apprécié. Elle est particulière cette nouvelle et en a laissé quelques lecteurs perplexes. Mais pour moi elle s’inscrit pleinement au coeur de l’oeuvre d’Heinlein et dans l’esprit de l’auteur.

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