Summerland – Hannu Rajaniemi

Hannu Rajaniemi est un mathématicien finlandais, spécialiste de la théorie des cordes qui, en 2010, a provoqué des fluctuations quantiques d’amplitude cosmologique dans le monde de la SF, à la sortie de son premier roman The Quantum Thief chez l’éditeur anglais Gollancz. Premier tome d’une trilogie, dite de Jean le Flambeur, ce roman fut suivi de The Fractal Prince (2012) et The Causal Angel (2014). L’accueil reçu par cette trilogie, mais plus encore sa singularité, firent que dès 2013 il signait un contrat à 6 chiffres, comme disent nos amis d’Outre-Manche, avec Gollancz pour une série de trois nouveaux romans. Simon Spanton, alors éditeur associé chez Gollancz, n’hésitait pas à parler d’Hannu Rajaniemi comme d’un auteur qui a le potentiel de devenir l’un des plus importants écrivains de SF du XXIe siècle. Summerland devait initialement être publié en 2014. Il le fut finalement le 28 Juin 2018. Autant dire qu’il était très attendu. Il s’agit d’une des premières grandes sorties de cet été.

Chez nous, la trilogie ne s’est pas vendue et l’éditeur Bragelonne a jeté l’éponge après le premier tome. Il semble qu’il n’y ait pas en France de public pour ce type de SF ambitieuse et exigeante. Espérons que Summerland suscite un nouvel intérêt pour l’auteur et qu’il reçoive l’honneur d’une traduction ainsi qu’un accueil plus chaleureux du lectorat. Il en a le potentiel, je crois, notamment parce qu’il est très différent de The Quantum Thief et beaucoup plus accessible. Mais que les amateurs du premier jour se rassurent, Rajaniemi n’a pas vendu son âme pour autant. Il l’a projetée dans la quatrième dimension.

D’ana en kata, de Londres à Summerland.

Les découvertes scientifiques de la fin du XIXe siècle comme l’électromagnétisme, les équations de Maxwell, les rayons X et leur étrange propension à traverser la matière, ou encore l’éther luminifère, ainsi qu’un romantisme typiquement fin de siècle ont provoqué un intérêt pour le spiritisme scientifique. Le physicien britannique Oliver Lodge, par exemple, a travaillé sur les émetteurs radio qui ont permis à Guglielmo Marconi de réaliser les premières transmissions longues distances. Il a plus tard versé dans le spiritisme,  persuadé qu’avec des ondes radio suffisamment fortes il pourrait communiquer avec son fils décédé. Il fut ainsi l’auteur d’un livre The Reality of a Spiritual World en 1930. Il traîne encore de nos jours  de nombreuses croyances populaires à ce sujet.

Dans Summerland, Hannu Rajaniemi nous dit que tout ceci est bien réel, qu’il existe une physique tangible de la vie après la mort. C’est grâce à ces découvertes scientifiques, et notamment à l’électromagnétisme, que l’on peut communiquer avec les esprits et créer un lien avec le monde des vivants. Découvreurs, les Britanniques ont investi le domaine. L’Empire britannique s’est étendu dans la quatrième dimension, d’ana en kata. Là, il existe un territoire où vivent les âmes : la cité de Summerland.

Towards ana lay the world of the living, in its own thin slice of the aether.

Lors de sa découverte à la fin du XIXe siècle, Summerland n’était que ruines, abandonné par les Old Deads dont on ne sait pas grand-chose, si ce n’est qu’ils étaient là avant. Aujourd’hui, la cité est reconstruite à l’image d’une ville anglaise, mais avec quelques surprises architecturales liées à la nature même du lieu : des angles impossibles, des plans non euclidiens. Toutes les âmes ne rejoignent pas Summerland, seuls les esprits qui gagnent leur Ticket d’entrée sont reçus. Les autres disparaissent dans le néant. Le néant, si jamais vous vous posiez la question, se trouve dans la direction kata, c’est-à-dire vers le bas dans cette quatrième dimension.

Hannu Rajaniemi imagine une économie et une géopolitique de la vie après la mort, et les répercussions que cela a sur la société des vivants, tant en termes de philosophie personnelle que sur les développements scientifiques et médicaux. Pourquoi soigner les blessés alors qu’il suffit de leur donner un Ticket, des barbituriques, et salut, on se reparle dans deux heures par ectophone. Le monde des vivants se nourrit des morts et celui des morts se nourrit des vivants dans une sorte de cannibalisme mutuel et spirituel qui trouve sa forme la plus extrême dans les armes utilisées sur les champs de bataille.

Une phrase revient plusieurs fois dans le texte : en mathématiques, si vous partez d’une contradiction, vous pouvez tout démontrer. C’est ce que Rajaniemi fait dans Summerland.

Londres, Madrid, Moscou. 1938

Dans la forme, Summerland est un roman d’espionnage se déroulant dans cette uchronie européenne des années 30, dominée par deux blocs : l’empire britannique et l’union des républiques socialistes soviétiques. Cette optique offre à Hannu Rajaniemi un support idéal : c’est un monde de secrets, dans lequel le lecteur accepte a priori l’idée que le monde réel est plus complexe qu’il n’y parait, qu’on ne sait jamais tout de ses sombres recoins, mais où les espions ont cette capacité d’en révéler certains aspects. Summerland adopte une structure classique de roman d’espionnage. L’action se déroule sur quelques semaines à travers une série d’événements clairement identifiés et consignés, organisés en chapitres datés et quelques flashbacks qui éclairent certains points de l’histoire.

La Grande Guerre a été remportée par l’empire britannique et l’Allemagne ne représente plus une force européenne majeure. Le danger pour la paix, en cette fin 1938, est en Espagne où la guerre civile entre les forces révolutionnaires soutenues par la Russie Soviétique et fascistes de Franco s’affrontent. Les services secrets britanniques, le SIS, sont évidemment sur l’affaire, avec en face d’eux le НКВД, ou NKVD, le Commissariat du peuple aux Affaires intérieures.

Le SIS possède sa branche ésotérique, le Summer Court, sis à Summerland et dirigé par l’âme défunte du célèbre C, Sir Mansfield George Smith Cumming, qui fut le premier directeur du SIS. On peut facilement faire un parallèle avec la Laundry de Charles Stross, cette branche des services secrets qui s’intéresse aux affaires surnaturelles. A ceci près qu’on ne trouve pas dans Summerland le côté humoristique de la série de Stross, ni l’hommage lovecraftien aux horreurs cosmiques… quoique.

De son côté, l’URSS a aussi des projets. Le culte quasi-religieux du leader et la fameuse momie de Lénine prennent ici la forme de la Présence, une sorte d’IA qui agrège les âmes dans un collectif de l’au-delà et guide le peuple et la révolution. Notez que Staline joue aussi un rôle important dans le roman, mais qui n’est pas celui que notre Histoire lui connait.

Summerland makes no difference. It is merely another construct, with no true eternity.

Inévitablement, la rivalité entre services, à savoir entre le Summer Court et son pendant terrestre le Winter Court, va s’insérer dans l’histoire. Rachel White va recevoir les confidences d’un espion russe qui lui révèle qu’il y a une taupe au SIS, un certain Peter Bloom, et que celui-ci agit au sein du Summer Court. Ici, Hannu Rajaniemi fait encore appel à une référence historique et on pense au groupe des 5 de Cambridge qui furent recrutés par les services secrets russes dans les années 30 sur le célèbre campus universitaire anglais, tout comme l’est Peter Bloom.

Le roman est le récit de la traque de cette taupe ectoplasmique par Rachel afin d’éviter le drame espagnol, mais aussi, l’histoire le révélera, un danger beaucoup, beaucoup, beaucoup plus grand.

Yet the longer you lived in Summerland, the stranger things became. Your hypervision grew more acute, and little by little, you developed an awareness of two additional directions that were invisible to the living.

Hannu Rajaniemi est un grand architecte de l’imaginaire. Comme il l’avait déjà fait dans The Quantum Thief, il crée des géographies fabuleuses d’autres mondes qui répondent à une logique interne qui nous est étrangère (cela me rappelle dans un tout autre registre la série des Cités Obscures de Schuiten et Peeters). L’imagination déployée dans Summerland et la mise en mots des concepts aussi bien fantastiques que physiques et mathématiques sont absolument remarquables. Du point de vue du récit, les meilleures pages, toutefois, sont celles qui voient la relation entre Rachel et Peter se mettre en place.  La dynamique qui se crée entre les deux personnages est fort bien menée et les deux personnalités se construisent l’une en relation avec l’autre.

A propos de sa trilogie, je disais d’Hannu Rajaniemi « il est allé seul, courageusement, voir ce qu’il y a de l’autre côté de la frontière que personne n’avait osé franchir jusqu’ici ». Je renouvelle ce propos. En 2010, il n’y avait pas d’équivalent à The Quantum Thief. Rajaniemi avait lui-même lancé le terme d’Oubliettepunk. En 2018, il n’y a rien d’équivalent à Summerland. Dans sa chronique très détaillée sur ce roman, Apophis a trouvé un joli terme pour définir ce nouveau genre : l’ectopunk.

Summerland est un roman remarquable. Si vous vous intéressez à la SF au XXIe siècle, il est urgent de lire Hannu Rajaniemi.

PS : le roman Summerland sortira en Juillet 2022 chez les éditions ActuSF. La couverture utilisée en tête d’article est celle de la version française à venir.


Lire aussi l’avis d’Apophis et de Gromovar, Blog à part, et sur la VF : Le dragon galactique,


Livre : Summerland
Auteur : Hannu Rajaniemi
Publication : 28 Juin 2018 (Gollancz)
Langue : anglais
Nombre de pages : 336
Format : papier et ebook


17 réflexions sur “Summerland – Hannu Rajaniemi

  1. Vive l’Ectopunk ! Excellente critique, comme d’habitude, le petit point historique sur la science de l’éther et du spiritisme par ondes radio est bien vu. J’espère, comme toi, que les non-anglophones auront droit à une traduction, et qu’ils s’intéresseront à ce roman, qui en vaut vraiment le coup. Je suis également curieux de savoir de quoi parleront les autres romans concernés par son contrat : Hard SF ? Ectopunk dans le même univers ? Autre chose ? En tout cas, en s’éloignant de son genre de prédilection, Rajaniemi prouve, s’il en était besoin, une autre facette de son immense talent, la polyvalence.

    Concernant Stross, dans les praises sur Amazon, Stross déclare « Hard to admit, but I think he’s better at this stuff than I am » : tout un symbole !

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        1. Ca m’arrive tout le temps moi aussi, y compris dans mon boulot. Je pense avoir une idée géniale, pour découvrir que quelqu’un l’a déjà eu. Quelqu’un l’a toujours déjà eu. J’en chialerais tiens !

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