Un an dans la Ville-Rue – Paul Di Filippo

Il y a six ans,  un petit éditeur indépendant alors sis à Saint-Mammès créait une collection dédiée à un format oublié en France, la novella, pour redonner ses lettres de noblesse au format court, ce formidable laboratoire d’idées dans lequel une grande partie de l’histoire de la science-fiction s’est inscrite. Ainsi naquit la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’, avec désormais « le succès que l’on connait », pour reprendre les termes du boss Olivier Girard. De quoi alimenter les jalousies germanopratines, n’en doutons pas, car oui, nos mauvais genres n’ont rien à envier à la Grande Littérature et si l’on en juge par les tentations de plus en plus voyantes de ladite Blanche à venir explorer nos chemins de côté, c’est bien plutôt l’inverse qui se dessine sous les sourires entendus et les quolibets à peine déguisés.  

Le roman court a ceci de précieux qu’il permet des expérimentations littéraires qui seraient autrement – je le pense, mais je ne vous inciterai pas à partager cet avis –  vouées à l’échec dans le format long. Ainsi, en juin de l’année dernière, Le Livre écorné de ma vie de Lucius Shepard paraissait dans la collection Une Heure-Lumière. Ce texte prenait la forme d’une autobiographie imaginaire, une autofiction radicale, dans laquelle l’auteur se peignait en sale type sous les traits d’un alter-ego fictif. Cela fonctionne – et comment ! – parce que la brièveté du texte rend la plongée dans les abysses supportables le temps d’une trêve de l’incrédulité et parce que l’auteur consent à livrer quelques clefs de lecture.  Pour le 37e titre de la collection Une Heure-Lumière, l’éditeur a choisi de livrer à ses lecteurs une autre expérience littéraire qui relève là encore de l’autofiction, ou plus précisément de la projection via l’imaginaire de l’auteur et de son art sur une toile où l’étrangeté fraye avec le commun, et qui, à l’opposé du texte de Lucius Shepard, vise la lumière.

Dans Un an dans la Ville-Rue,  Paul Di Filippo crée un personnage et une ville. Le personnage est un alter-ego. Diego Patchen est un auteur émergeant de « cosmos fiction », genre littéraire relevant de l’imaginaire, méprisé par les garants de la vraie littérature (ainsi que je l’évoquais dans l’introduction), et publié dans des revues à bas prix distribuées en kiosque à des lecteurs peu nombreux mais fidèles et passionnés. Vous aurez bien évidemment reconnu la science-fiction. Il publie ses premières nouvelles dans la revue Mondes Miroirs dirigée par un certain Winslow Compounce sous les traits duquel on devine aisément le portrait de John W. Campbell. Diego Patchen réside dans le quartier de Vilgravier, du côté du 10 394 850e bloc de l’Avenue. C’est l’unique rue de la ville, et elle s’étend à l’infini. Peut-être, ou pas. On ne sait pas. Le monde est peut-être torique comme l’Ouroboros. La ville est bordé d’un côté par le Fleuve et de l’autre pas les Voies. Au-delà, l’Autre Rive et le Mauvais Côté des Voies, c’est-à-dire dans cette géographie linéaire du monde projeté le long d’une seule dimension le Paradis et l’Enfer. Ce sont ici des lieux réels. La Mort frappe à l’improviste et se matérialise lorsque Les Bouledogues ou les Femmes des pêcheurs, les démons ou les anges, descendent des cieux pour emporter les corps d’un côté ou de l’autre.

Le monde imaginé par Paul Di Filippo, avec ses mots inventés, ses différents parlés, son double soleil ou sa géographie fabuleuse, est un monde miroir du nôtre. Un concept en entraine un autre, un mot devient une cosmogonie. Le worldbuilding, exceptionnel, a la fluidité du Fleuve qui borde la ville. Et plus il invoque l’étrangeté, plus il convoque chez le lecteur le sentiment de familiarité. Ce monde nous est instinctivement connu, comme une projection déformée mais néanmoins fidèle. D’autant que de multiples équivalences sont proposées. Les mondes imaginaires de Diego Patchen, folles élucubrations de sa part, sont des rappels à notre monde. Nous vivons dans la fantasy de Patchen et le passage de l’un à l’autre devient rapidement on ne peut plus naturel. Di Filippo procède ainsi à une inversion des points de vue qui amène à penser la littérature blanche comme une idiotie quelque peu ridicule.

Dans la forme, l’écriture de Di Filippo et le récit qu’il propose dans Un an dans la Ville-Rue  m’évoquent les textes de la Beat Generation. (Il s’agit là d’un sentiment personnel, d’autres lecteurs y ont projeté d’autres références.) Nous ne sommes pas sur la route avec Kerouac mais sur l’Avenue avec Di Filippo. On y croise des vies qui se font ou se défont, des drogues, du sexe et du jazz. Il y a à la fois un détachement et une implication au premier degré dans le récit, ce qui lui donne une force brute. Le style est spontané, l’écriture parfois quasi automatique, un mot en entraine un autre, et touche au sublime. Il faut souligner ici la traduction acrobatique de Pierre-Paul Durastanti. À la lecture du texte on perçoit – que très partiellement sans doute – la montagne que le traducteur a eue à gravir afin de rendre le style du texte, les langages employés, le jeu des noms, la richesse du vocabulaire. On en ressort admiratif.

Un an dans la Ville-Rue est une métafiction sur l’imaginaire, un texte formidable soutenu par une traduction admirable. Tout simplement.


D’autres avis chez Gromovar, Un dernier livre, Yozone, Le chroniqueur, le Maki, Lorhkan, Apophis,


  • Titre : Un an dans la Ville-Rue
  • Auteur : Paul Di Filippo
  • Publication : 26 mai 2022, coll. Une Heure-Lumière, Le Bélial’
  • Nombre de pages : 128
  • Format : papier et numérique

12 réflexions sur “Un an dans la Ville-Rue – Paul Di Filippo

  1. J’ai vraiment bien fait de la prendre dans ma dernière commande – et pas seulement parce que, même de manière minime, tu évoques Shepard. Y’a quelques grands mots qui font peur, mais fiou, ça a l’air d’être vraiment quelque chose.

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    1. Je me devais d’évoquer Shepard, même si on est dans une toute autre tonalité, moins sombre (quoique). Au début de ma lecture, je ne voyais pas du tout où il voulait en venir, j’ai douté. Puis une fois que le récit se met en place, on comprend.

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  2. Pour ce qui est des références « projetées » les miennes ont fait ressurgir Ayerdhal, mais j’avoue que j’accroche moins, est-ce le temps écoulé depuis (une vingtaine d’années), juste ce texte en particulier ou parce que j’enchaîne les UHL sans transition? J’attends de le terminer pour me faire un jugement définitif, des fois une lecture a besoin de « reposer » et « mûrir » un peu.

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