Gnomon, tome 2 – Nick Harkaway

Il y a un mois, les éditions Albin Michel Imaginaire me proposaient de lire le tome 1 de Gnomon de Nick Harkaway. Je le dévorai. Pire, je n’hésitai pas à crier au génie de façon très prématurée alors que j’ignorais encore le contenu du second tome, et donc le démêlage des trames et la fin de l’histoire. Puis vint le tome 2 que, de la même manière, je dévorai le temps d’un weekend. Et là, le drame !

… Le drame parce que si je chronique des livres sur l’Epaule d’Orion, c’est essentiellement dans le but de partager au mieux mon enthousiasme et vous donner l’envie de lire ceux que j’ai aimés. Et je ne sais comment vous donner envie de lire ce sublime roman qu’est Gnomon tant il me semble que tout ce que j’ai à vous en dire va vous le faire détester. Tentons tout de même. Gnomon n’est pas un livre pour tout le monde. On pourra me reprocher le côté péremptoire d’une telle affirmation mais les premiers retours sur le tome 1 mettent en évidence une forte polarisation du lectorat. Chacun a ses raisons de lire, pour se détendre ou pour se faire bousculer, se reposer ou réfléchir. Gnomon est un livre pour réfléchir.  

Pour le lire et l’apprécier, il faut montrer quelques inclinations. Il faut aimer les trames narratives sinueuses, enchâssées, protéiformes, qui ne respectent rien des règles d’unité de lieu et de temps, les livres qui trompent, mentent et dissimulent. Il faut aimer les mécanismes d’horlogerie complexes, les puzzles en plus de dimensions que l’esprit ne peut de prime abord en accepter. Les géométries non euclidiennes et les chausse-trappes cachées sous les évidences trop voyantes. Il faut aimer l’érudition, quitte à prendre le temps de poser le livre et de faire quelques recherches. Souvent, même. Il ne faut pas exiger de tout comprendre dès la première phrase, ni à la deuxième. Il faut apprécier de se faire balader. Tout ceci était déjà évident dans le premier tome, comme je le soulignais alors. C’est encore plus vrai dans le second qui, s’il dévoile progressivement les mécanismes en action et l’art du marionnettiste, n’hésite pas à complexifier encore plus les règles du jeu. En d’autres termes, si vous avez eu des doutes à la lecture du tome 1, vous allez détester le tome 2. À l’inverse, si vous avez pris autant de plaisir que moi à la lecture du premier, le second va vous péter à la tronche. On a vu mieux comme argument de vente, non ? Heureusement, il existe une autre solution. Ne pas se laisser intimider, et simplement suivre le flot du récit. Le chemin sera un peu différent, mais la destination reste la même.

J’avais présenté le cadre général de l’histoire dans ma chronique du premier tome. Je ne le refais pas ici, et je ne dirai même rien de l’histoire qui se découvre. Vous verrez par vous-même. Ce que je vous dirai est que Gnomon est un roman magistral dans sa construction. C’est aussi un roman fichtrement diabolique. Je n’avais personnellement jamais rien lu d’aussi poussé dans le domaine du roman à énigme. Nick Harkaway utilise pleinement et judicieusement les différentes trames narratives, les différentes histoires qu’il livre, pour éclairer le récit sous des angles différents. Le tout ne forme qu’un. Il y a des miroirs et des passages secrets de l’une à l’autre. Il y a une inception dans ce roman. Et comme nous sommes à l’heure des explications, ces histoires n’évoluent plus en parallèle mais désormais se croisent, s’infiltrent et s’entrechoquent. Certes, on trouvera à l’une ou à l’autre plus d’intérêt, tel passage semblera s’étirer plus que nécessaire, tel autre donnera le vertige. Mais tous ont leur importance et enrichissent le dialogue d’une manière ou d’une autre. Je parle de dialogue car c’est bien ce dont il s’agit. Un dialogue entre le livre et le lecteur, dans toute sa dimension métafictionnelle. Au premier degré, le lecteur continue de suivre l’enquête menée par Mielikki Neith et au niveau supérieur, comme elle, c’est une véritable reprogrammation qu’il subit. Nick Harkaway modifie les modalités de raisonnement pour amener à penser autrement. C’est là le cœur du roman.

À l’adresse de ceux qui s’en inquiétaient : oui, il y a une résolution au roman. L’auteur ne nous abandonne pas au milieu des champs. Il livre toutes les clefs. Et même, il en donne plus qu’on ne saurait en demander. Une fois le roman fini, une fois qu’on a compris, que tout s’est éclairé, il nous reste quantité d’indices, de voies ouvertes, pour continuer l’exploration. Une fois le livre fermé, on y découvre encore des subtilités. La quête n’est pas terminée. Il faudra relire, rechercher encore, et plus.

Alors, qu’est-ce que Gnomon finalement ? Gnomon est un roman de science-fiction qui nous met en garde sur les faiblesses inhérentes à nos modes de gouvernement, sur la fragilité intrinsèque de nos démocraties, sur le danger de notre utilisation sans garde-fous des technologies intrusives. Mais Gnomon est aussi plus que cela. Nick Harkaway lâche :

« Vous ne pensiez tout de même pas qu’il ne s’agissait que de politique ?»

C’est en effet plus personnel, plus intime. Gnomon nous met aussi en garde contre notre faiblesse personnelle en regard de ces questions. Pour finir, Nick Harkaway nous laisse avec :

« Je suis Gnomon. À partir de maintenant, vous aussi. »

Quel livre !

Timidement, voire inquiet, je concluais ma chronique du premier tome en disant qu’il esquissait les contours d’un grand livre de SF contemporaine. Je me trompais. Gnomon est un grand livre de SF contemporaine. Un roman magistral !


PS : Je ne partage pas avec vous les notes, abondantes, que j’ai prises en cours de lecture et qui renvoient à l’histoire, aux mythologies grecques ou finnoises, les jeux sur les noms – La magie est l’invocation des noms, dit Harkaway – le canon perpétuel et la récursivité dans l’Offrande Musicale de Bach, ou encore la programmation des core rope memories. Amusez-vous !


D’autres avis : Gromovar (sur la VO), RMD sur Noosfère, Outrelivres, Le Maki, Yossarian, Au Pays des Cave trolls, Le nocher des livres, Le Chroniqueur,


  • Titre : Gnomon, tome 2
  • Auteur : Nick Harkaway
  • Publication : le 3 mars 2021 chez Albin Michel Imaginaire
  • Traduction : Michelle Charrier
  • Nombre de pages : 480
  • Format : papier et numérique

22 réflexions sur “Gnomon, tome 2 – Nick Harkaway

  1. Wow quelle chronique, nous voilà prévenus !
    Je me sens un peu le cul entre deux chaises. Je me suis laissée ballotter par le tome 1 jusqu’au final que j’ai trouvé magistral. Mais quand je lis que la suite de complexifie encore, j’ai tout de même un peu peur. Heureusement que tu dis qu’il donne les clés finalement. Je vais donc y aller le cœur vaillant lol

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  2. « Une fois le roman fini, une fois qu’on a compris, que tout s’est éclairé » : cette première compréhension demande déjà bien du boulot ou ça se fait relativement bien ? (si la réponse est « ça dépend des lecteurices », quel pourcentage à ton avis le comprendra sans trop de difficulté ?)[vu le niveau du livre, je me suis dit qu’il fallait rester dans les questions difficiles]

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    1. Non, ça se fait tout seul car c’est dit on ne peut plus clairement. c’est plutôt le pourquoi du comment, les mécanismes internes, tout ce qui fait la beauté de la construction qui réclame des efforts. Mais le cœur de l’intrigue est très clair et personne ne peut le louper.

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  3. Pas facile de trouver des romans et des auteurs qui me plaisent.
    J’ai accroché à fond sur les parties avec Neith mais les histoires secondaires m’ont ennuyé. Carrément trop longues ! J’ai trouvé qu’elle apportaient beaucoup trop d’infos inutiles à l’intrigue principale. Et les références à la mythologie n’étaient pas nécessaires, à part pour se la péter ! Je n’en pouvait plus. J’ai sauter les chapitres. Ca ralentit trop l’histoire en plus. Des histoires secondaires trois fois moins longues auraient été plus efficaces. Là-dessus l’auteur n’a pas du tout été concis.
    Ca a eu au moins le mérité de me convaincre que les romans en plusieurs tomes ne me conviennent pas (il y a trop de rallonges dedans. Et ça a eu le mérite de me convaincre de ne surtout pas acheter Terra Ignota d’Ada Palmer avec ses 7 nations certainement décrites chacune en détail avec probablement des tartines de références historiques. Une histoire 7 fois trop longue ou 7 fois trop lente certainement.
    Pour Gnomon 500-600 pages en 1 volume aurait été haletantes. Méga déçu !

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    1. Tu n’es pas le seul à avoir décroché sur Gnomon. C’est sûr que c’est long et qu’il faut avoir envie de se plonger dans ces différentes histoires. Elles éclairent l’intrigue principale et fournissent des pièces du puzzle. Mais je comprends qu’on puisse être étouffé par la masse.

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      1. Ce qui était vraiment surprenant c’était le contraste que je ressentais entre l’histoire principale qui me passionnait et les histoires secondaires où effectivement j’étouffais.
        J’ai bien compris que les histoire secondaires sont sensées éclairer l’intrigue. Pour le peintre c’était très facile mais ça restait quand même trop long, mais pour l’alchimiste je suis resté dans le noir ! Lol … peut-être à la fin de l’histoire de l’alchimiste ça s’éclaircissait mais je n’en pouvais plus.
        Je vais encore passer du temps sur ton blog à lire les critiques pour savoir quel prochain bouquin je vais tenter ^^

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