Les Meurtres de Molly Southbourne – Tade Thompson

molly

Publiée chez l’incontournable fournisseur américain de novella de qualité en langue anglaise Tor.com Publishing en Octobre 2017, The Murders of Molly Southbourne de Tade Thompson devient les Meurtres de Molly Southbourne dans la traduction de Jean-Daniel Brèque chez l’incontournable fournisseur de novella de qualité en langue française Le Bélial’ dans la collection Une Heure Lumière le 18 Avril 2019. Je ne dirai jamais assez tout le bien que je pense de cette indispensable collection  qui ne cesse de proposer aux lecteurs français des textes inédits, aussi bien d’auteurs français qu’étrangers, plus enthousiasmants les uns que les autres. Comme à l’accoutumée, les Meurtres de Molly Southbourne nous est livré sous une magnifique couverture signée par Aurélien Police ce dont nous ne nous lasserons jamais tant ces superbes créations sont intimement associées à l’excellence de la collection.

Au sein de celle-ci, Le précédent texte ayant bénéficié d’une traduction de J.-D. Brèque était Les attracteurs de Rose Street de Lucius Shepard qui proposait un hommage au roman gothique du XIXème. Si je le mentionne ici, c’est que, dans sa facture, la novella de Tade Thompson montre une qualité très classique, quand bien même l’histoire se déroule à notre époque ou peu s’en faut. Sa construction, ses tensions, et sa progression rappelle les grands textes qui ont marqué la naissance des littératures de l’imaginaire, qu’on parle de science-fiction ou de fantastique. C’est un cadre qui semble particulièrement bien convenir au traducteur.

La novella s’ouvre sur une épigraphe qui en fournit la clef et qu’il me faut donc reproduire ici :

« À chaque échec, à chaque insulte, à chaque blessure
de la psyché, nous sommes recrées. Ce nouveau soi,
nous devons le combattre chaque jour ou
affronter l’extinction de l’esprit. »
Theophilus Roshadan

Erstes Geschoss (1)

Le premier chapitre est écrit à la première personne. Une femme est emprisonnée, torturée, dans un sous-sol. Elle ne possède aucun souvenir. Son tortionnaire, Molly, vient lui raconter sa propre histoire. Ainsi débute le récit des meurtres de Molly Southbourne.

Molly Southbourne est née dans une ferme. Ses parents lui apprennent très tôt à vivre avec un jeu de règles essentielles :

Si tu vois une fille qui te ressemble, cours et bas-toi.
Ne saigne pas.
Si tu saignes, une compresse, le feu, du détergent.
Si tu trouves un trou, va chercher tes parents.

Bien évidemment, au cours de sa vie, elle échouera à de multiples reprises, par accident ou volontairement, à suivre ces règles et le récit est celui des conséquences. Lorsque Molly saigne, pour une raison ou une autre, et qu’elle ne détruit pas ces traces de sang, une double d’elle-même se développe. D’abord perdu et inoffensif, ce double devient menaçant et cherche toujours à tuer Molly après quelques jours. Si au début de sa vie, alors qu’elle est encore très jeune, les parents de Molly se débarrassent des « mollies » comme ils les appellent, ils lui apprennent rapidement à s’en défendre elle-même et l’entraînent à se battre, à tuer et à se débarrasser des corps. La novella horrifique reprend ainsi le thème du Doppleganger qui par sa parfaite ressemblance mais sa personnalité divergente vient perturber la vie de l’original. Le Doppleganger est souvent une image négative, une représentation de la personnalité enfouie et sombre, le double maléfique, ou d’un point de vue psychologique une psyché réprimée. Sous cette menace permanente et avec cette étrange maladie qu’on appelle hémophilie pour éloigner les curieux, Molly grandit, va à l’université, vit ses premières amours. Elle y rencontrera un scientifique avec lequel elle découvrira ce que cache sa maladie.  C’est le récit premier des Meurtres de Molly Southbourne, dont la partie finale apporte une explication relevant du domaine de la science-fiction qui n’était pas nécessaire.

Zweites Geschoss (2)

Sous le sens littéral et le récit d’horreur, par ailleurs magnifiquement mené, on peut y lire un sous-texte qui fait tout son intérêt. Le premier sous-texte parle du corps physique. Le corps qu’on habite, qui souffre, qui tombe malade, le corps presque étranger avec lequel on grandit sans le comprendre. Le corps qui tout au long de notre vie desquame, suinte, gagne en masse et en perd sous forme de sang, de pisse et de merde. Les émanations de toutes sortes ont une place importante dans le texte de Tade Thompson qui ancre ainsi la part fantastique du récit dans la chair vivante et la part physique du réel. Tous les jours, nous perdons poils, cheveux, bouts de peaux, sueur et sang. Tous ces débris de nous-même montrent le temps qui passe, notre transformation physique irréversible, notre entropie. Dans le cas de Molly, cette entropie ne cesse de se manifester et de revenir la hanter au long de sa vie. Dès l’adolescence, Molly décidera ne pas se raser les jambes ou les aisselles. Le fait que Molly soit une jeune fille a bien sûr toute son importance dans le récit, car le corps de la femme connait les menstruations. C’est un corps mystérieux et un corps qui subit. C’est aussi un corps qui est exposé socialement à travers l’apparence et la sexualité. Dans la fin du texte Tade Thompson opérera un retournement de situation malin sur ce dernier point.

Dachgeschoss (3)

Le deuxième sous-texte est celui dont parle l’épigraphe, la part psychologique. De la même manière que le corps se transforme au cours de la vie, notre esprit bouge, subit mille ajustements et mille agressions. L’esprit de la petite fille n’est pas celui de l’adolescente qui n’est pas celui de la femme adulte. Tade Thompson prend soin de noter rigoureusement tous ces changements chez Molly. Pour grandir, il nous faut laisser derrière nous, oublier, évacuer les traumatismes, les peurs, les colères. Mais nous savons tous à quel point les souvenirs peuvent revenir nous hanter. Pour Molly, tout ceci s’incarne dans ses mollies qu’elle doit sans cesse tuer pour elle-même pouvoir vivre et grandir, devenir une femme et échapper à l’extinction de l’esprit. Pour les mollies, c’est là exactement la même chose. Elles doivent se débarrasser de l’autre, de l’original qui diverge, si elles souhaitent vivre. La nature n’accepte pas le paradoxe de deux existences simultanées. À un moment du récit, Molly verra même une de ses mollies en affronter une autre. Il ne peut y avoir qu’une Molly, qu’un stade de développement psychologique, qu’une psyché.

La fin propose un twist qu’honnêtement on attendait depuis le début, mais qui se rend indispensable à mesure que le récit se construit.  Comme la girouette posée sur le clocher d’une église, la novella de Tade Thompson n’aurait été ni complète ni satisfaisante sans celui-ci ou s’il en avait préféré un autre. C’est le twist nécessaire et suffisant à la démonstration du théorème des Meurtres de Molly Southbourne. Cette fin laisse aussi la porte ouverte à une suite. (Celle-ci en juin 2020 sous le titre La Survie de Molly Southbourne.)

Conclusion lapidaire

Tade Thompson livre avec les Meurtres de Molly Southbourne une brillante novella horrifique qui comme tout bon récit d’horreur va puiser son inspiration dans l’expérience humaine et traumatique de la vie. Sous une forme classique, le texte est moderne dans ses thématiques. Il écrit le combat d’une jeune femme qui lutte depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte pour se réapproprier son corps et son esprit. On peut y voir un texte féministe.

(1) Hier leben die blinden die glauben was sie sehen. (Haus der Lüge, Einsturzende Neubauten, 1989)
(2) Könnten nicht mal ihren namen entziffern.(ibid)
(3) Gott hat sich erschossen, ein dachgeschoss wird ausgebaut. (ibid)

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Titre : Les meurtres de Molly Southbourne
Auteur : Tade Thompson
Publication originale : The murders of Molly Southbourne, Tor.com, Octobre 2017
Publication française : Une Heure Lumière, Le Bélial’, 18 Avril 2019
Traduction : Jean-Daniel Brèque
Nombre de pages : 136
Support : papier et ebook


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