La Tour de Babylone – Ted Chiang

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Informaticien de formation, l’écrivain américain Ted Chiang n’est pas un auteur des plus prolifiques. de 1990 à 2015, il n’a produit que 15 nouvelles de science fiction mais plusieurs d’entre elles se sont vues récompensées par des prix prestigieux (dont 4 fois le Nebula, 4 fois le Hugo, 4 fois le Locus…) à ce point qu’il s’est même permis de refuser une nomination au Hugo pour une nouvelle qu’il estimait bâclée (Aimer ce que l’on voit). Suprême consécration, sa nouvelle la plus connue, L’Histoire de ta vie, est adaptée au cinéma par Denis Villeneuve pour une sortie fin 2016 sous le titre Premier Contact.

Ce recueil contient les huit premières nouvelles de Ted Chiang, de la Tour de Babylon publiée en 1990 à Aimer ce que l’on voit : un documentaire, publiée en 2002. Ces nouvelles, comme celles qui suivront, s’inscrivent dans un genre particulier de la SF puisqu’on touche ici à ce que l’on nomme la Hard-SF, c’est à dire une science fiction qui repose sur l’état des connaissances scientifiques actuelles, ou sur des anticipations très réalistes, des technologies souvent décrites de manière très détaillée, et une forte propension à mener des réflexions sociétales sur tout cela. C’est un genre dans lequel on trouve des auteurs comme Alastair Reynolds, Stephen Baxter, Kim Stanley Robinson, Greg Bear, Greg Egan, Vernor Vinge, …et avec comme précurseur Arthur C. Clarke. Dans le genre, Ted Chiang est très proche de Greg Egan, sans l’obsession de ce dernier pour le transhumanisme et en restant toujours beaucoup plus abordable et moins sombre. Tout cela pour dire que si vous n’aimez ni les maths, ni les sciences, ce recueil n’est pas pour vous.

J’ai personnellement trouvé ce recueil absolument brillant. Les nouvelles sont courtes, donc on n’y trouvera pas des développements des personnages très profonds. le but est de partir d’une idée, et d’en explorer les conséquences. Les notes que j’attribue ci-dessous à chaque nouvelle n’ont rien à voir avec la note globale (5/5) mais donne plutôt un classement des nouvelles entre elles.

La première nouvelle, La Tour de Babylone (1990, prix Nebula 1991), pourrait très bien être tirée du recueil Fictions de Jorge Luis Borges. Il s’agit d’un conte fantastique qui réinterprète le mythe de la tour de Babylone et se situe au moment où la construction de celle-ci s’achève. La tour entièrement faite de brique atteint la voûte céleste et il faut 4 mois d’ascension pour atteindre son sommet. Les maçons s’apprête à accomplir leur dernière tâche : percer la voûte céleste afin, peut-être, d’atteindre le paradis. Malgré le thème, et une fin intéressante mais pas des plus originales, la nouvelle offre une lecture très plaisante. 3/5

On entre plus dans le vif du genre avec la seconde nouvelle, Comprends (1991, prix Hugo 1992), dans laquelle Ted Chiang revisite le thème du roman Des Fleurs pour Algernon de Daniel Keyes. La nouvelle est l’histoire de Léon, qui suite à un grave accident lui causant de sévères dommages au cerveau, reçoit un traitement expérimental qui va reconstruire ses neurones au delà de tout espoir. Son intelligence va progressivement se développer jusqu’à dépasser très largement les capacités humaines. Se soustrayant assez facilement à la surveillance du gouvernement, il va finir par entrer en contact avec un autre sujet test de ces expérimentations. L’intérêt de la nouvelle repose sur l’exploration des possibilités d’une intelligence extrême. On est ici assez proche des écrits Greg Egan dans le traitement. 5/5

Division par zéro (1991) est le récit de la détresse psychologique d’une brillante mathématicienne qui cherchant à démontrer l’un des derniers grands postulat des mathématiques, celui de la consistance de l’algèbre, aboutit à une démonstration irréfutable de son inconsistance. C’est l’ensemble de l’édifice des mathématiques qui s’écroule. Encore une fois, on est très proche de Greg Egan. La mise en perspective de la dé-consécration des mathématiques avec la vie de couple de notre mathématicienne donne lieu à une mise en équation finale bien vue. 4/5

L’Histoire de ta vie (1998, prix Theodore Sturgeon 1999, pris Nebula 2000) est l’un des sommets de ce recueil. Ted Chiang y revisite le thème du premier contact avec une intelligence artificielle. C’est sans doute la raison qui a fait qu’Hollywood s’est jeté sur l’occasion d’en faire une adaptation au cinéma pour le film Premier Contact dirigé par Dennis Villeneuve pour une sortie prévue fin 2016. Après avoir vu les premiers trailers, et comme on pouvait s’y attendre, le film est très librement inspiré par la nouvelle. Ne vous attendez pas à trouver de l’action, une lutte pour la survie de l’humanité, ou des explosions à tout va dans la nouvelle L’Histoire de ta Vie, l’arrivée d’extra-terrestre n’est qu’un prétexte à explorer le relativisme linguistique. L’hypothèse linguistique de Sapir-Whorf est dans sa version forte que la structure du langage affecte la perception du monde de celui qui l’utilise. C’est le thème que Ted Chiang aborde en le poussant dans une voie extrême. C’est tout simplement brillant ! 5/5

Autre temps fort de ce recueil, Soixante-douze lettres (2000, prix Sidewise 2000) propose une histoire alternative sur le mode Steampunk. L’histoire se déroule donc à Londres, dans l’Angleterre victorienne en pleine industrialisation. L’originalité de la nouvelle est que Ted Chiang reprend le mythe du Golem de la tradition juive de la Kabbale : des automates fait de terre sont animé par un nom, construit sur des permutations des noms possible de Dieu. Les enseignements mystiques du Sefer Yetsira sont détournés par l’académie des sciences pour donner une nouvelle science, la Nomenclature, destiné à rechercher les noms qui vont pourvoir animé de manière optimale ces automates, tout en le mêlant à une autre science naissante à l’époque : la thermodynamique. le capitalisme naissant s’empare évidemment de cette science, les noms font l’objet de brevets, et les retombées économiques potentielles sont énormes. Mais l’humanité doit faire face à un proche danger, celui de son extinction. En effet, les conclusions des recherches en biologie et en thermodynamique ne lui donnent plus que 5 générations avant de devenir définitivement stérile. Brillant nomenclateur, Robert Stratton est embarqué dans un projet secret, faisant appel aux connaissances sur les golems, qui a pour but de sauver l’humanité en lui procurant un nouveau moyen de se reproduire. Il réalisera bientôt les conséquences politiquement désastreuses de ses recherches en terme d’eugénisme…. Cette nouvelle est à nouveau brillante. Ted Chiang réussi le tour de force de mêler de façon très cohérente science réelle (thermodynamique) et croyances (kabbale, générations spontanées, etc…) pour livrer une nouvelle à l’atmosphère steampunk mais aux développements bien au-delà du genre. La solution à laquelle Stratton abouti en conclusion de la nouvelle est brillante et amusera beaucoup les lecteurs qui ont deux onces de connaissance en biologie. 5/5

L’évolution en Science humaine est un très court texte de deux pages, originellement publié dans la revue scientifique Nature, est qui a pour unique but d’amuser les scientifiques sur le thème de la fracture entre recherche scientifique ultra spécialisée et grand public. 2/5

L’enfer, quand Dieu n’est pas présent (2001, prix Hugo 2002, prix Nebula 2002, prix Locus 2002) est une nouvelle dans laquelle Ted Chiang imagine notre société si les interventions divines étaient une réalité quotidienne et l’apparition d’anges des événements faisant fréquemment la une des faits divers. le soucis est que ces interventions sont totalement arbitraires. Chaque apparition d’un nage est d’ordre catastrophique où pour 6 ou 7 guérison miraculeuse, il y a aussi 8 victimes, des dizaines de blessés, et des millions de dégâts. Chacun tente donc de donner un sens à ces visites, en fonction de comment il est directement ou indirectement touché par cet arbitraire. La nouvelle conte le combat intellectuel et spirituel de Niel Fisk, handicapé de naissance, dont la femme meurt violemment, lardée de débris de verre, lors d’une apparition d’un ange. Neil va essayer de donner sens à cela. La conclusion de ce parcours est attendue et évidente. Cette nouvelle est très drôle, si vous n’êtes pas croyant évidemment, et peut être perçu comme un pamphlet contre les croyances religieuses. 4/5

Aimer ce que l’on voit : un documentaire se présente sous la forme d’une série d’interview et explore les implications politiques et éthiques de la perception de la beauté. Ted Chiang fait ici appel aux sciences cognitives et à la psychologie évolutionniste. Il imagine une technologie qui serait à même de modifier la perception de la beauté, en l’inhibant, pour donner au sujet la possibilité de percevoir pleinement les caractéristiques physiques d’autrui mais sans pouvoir en faire un jugement de valeur conscient ou inconscient en terme de beauté. La nouvelle est l’occasion de déconstruire les préconceptions culturelles et raciales, mais aussi de faire une réflexion sur l’importance sociétale de la notion de beauté, en injectant au milieu du débat l’influence des compagnies privées de cosmétiques. Encore une fois, c’est brillant et Ted Chiang emmène son idée de départ dans des directions fascinantes avec un talent certain. 4/5


D’autres avis de lecteurs :  Lecture 42, Lorhkan, Blog-à-part.


Livre : La Tour de Babylone
Auteur : Ted Chiang
Publication : 2010
Langue : Français (Traduction de Pierre-Paul Durastanti)
Nombre de pages : 416
Format: papier et ebook
Prix : Hugo, Nebula, Locus, Theodore Sturgeon, Sidewise, British Science


6 réflexions sur “La Tour de Babylone – Ted Chiang

  1. Un excellent recueil en effet ! Particulièrement « L’enfer, quand Dieu n’est pas présent » que j’avais littéralement adoré. Et que dire de « L’histoire de ta vie » qui a donné, dans un style assez différent cela dit, l’excellent Premier contact. On peut clairement regretter que Ted Chiang n’écrive pas plus…

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