Journal d’une révision de traduction : Un Feu sur l’abîme de Vernor Vinge

Je me souviens, c’était un lundi. Camille Racine, éditrice responsable de la collection Ailleurs et Demain chez Robert Laffont, nous faisait part des projets de rééditions pour l’année 2022. Au programme, Hypérion de Dan Simmons en version reliée collector (sortie le 22 septembre) et Un feu sur l’abîme de Vernor Vinge qui doit paraître le 13 octobre. Puisque qu’avec mon partenaire de crime Fabien Le Roy nous avions réalisé la révision de l’ensemble du cycle de Dune de Frank Herbert, Camille a souhaité nous consulter sur la nécessité ou non de réviser les traductions de ces deux textes. Il nous est rapidement apparu qu’il n’y avait aucun besoin de toucher à celle d’Hypérion. Quant à Un Feu sur l’abîme… Fabien et moi avons décidé d’évaluer indépendamment le prologue du roman et de proposer chacun de notre côté des révisions possibles. Nos deux versions comparées proposaient de nombreuses corrections nécessaires et complémentaires.  Camille a donc pris la décision de nous confier la tâche d’une révision complète du texte. Fabien et moi allions, comme pour le cycle de Dune, à nouveau travailler à quatre mains sur le plus connu des romans de Vernor Vinge. Pourquoi à quatre mains ? Parce l’expérience sur Arrakis nous avait montré que notre approche était complémentaire, moi intervenant plus facilement sur des questions techniques et de terminologie et Fabien sur la tournure des phrases, et que nous apprécions de travailler ensemble, tout simplement.

Je vous propose dans cet article un regard en coulisses pour expliquer comment et pourquoi nous avons révisé cette traduction.

À chaque roman son histoire et les raisons qui ont amené à la révision de Dune puis des cinq autres livres du cycle ont été expliquées ici et . Pourquoi réviser la traduction proposée par Guy Abadia en 1994 pour Un feu sur l’abîme ?  A Fire Upon the Deep (dans la version  originale) a été publié aux Etats-Unis en 1992, un an avant que Vernor Vinge ne publie un article séminal sur la singularité technologique en popularisant le terme : « The Coming Technological Singularity: How to Survive in the Post-Human Era » dans la revue Whole Earth Review (1993). La singularité désigne le moment hypothétique où l’évolution technologique dépassera la capacité humaine à la contrôler, notamment par l’avènement de l’intelligence artificielle. À partir de ce moment, le futur de la civilisation deviendra totalement imprédictible. Un feu sur l’abîme est un roman post-singularité qui imagine un avenir lointain dans lequel l’espèce humaine est très largement dépassée technologiquement par des intelligences artificielles devenues l’égal des dieux. Mais Vernor Vinge y ajoute un twist. Il imagine que le niveau de développement technologique des différentes civilisations peuplant la Galaxie est soumis à la géographie : plus vous êtes éloignés du centre galactique, plus les technologies sont avancées. Plus vous vous en rapprochez, et plus celle-ci deviennent physiquement impossibles. La Voie Lactée se divise ainsi en trois grandes zones : les Profondeurs inconscientes, au plus proche du centre galactique, les Lenteurs et l’En-delà sur le pourtour.

Pour replacer les choses, rappelons-nous que le CERN n’ouvre sa première connexion à internet qu’en 1989, et que le World Wide Web n’est rendu accessible au grand public qu’en 1993. Internet envahi le monde alors que Guy Abadia planche sur la traduction du roman de Vernor Vinge. Si depuis, la terminologie informatique a imprégné la culture mondiale, ce n’était en 1994 pas encore le cas. Il est évidemment question dans Un Feu sur l’abîme d’informatique, de code, d’entités numériques et de réseaux de communication. Ces entités numériques sont issues de codes informatiques extrêmement développés. Vernor Vinge imaginait dès 1992 un réseau de communication à l’échelle de la galaxie, l’équivalent de nos tchats aujourd’hui, et des pages entières du roman sont écrites sous forme de communications sur des réseaux de diffusion communs. (Notons que la même idée avait été proposée à l’identique en 1983 par Vonda McIntyre dans le roman Superluminal.) Il a donc fallu adapter, pour la moderniser et la rendre plus compréhensible aujourd’hui, la terminologie. Un exemple simple : là où Guy Abadia faisait référence à des « recettes » pour parler de code informatique, nous avons choisi de parler d’ « algorithme », plus parlant à notre époque. De même pour « crypte » qui n’a pas de sens dans ce contexte et devient « cryptage » dans la révision. « Communicateur » devient « visiophone ». Nous avons mis à jour très largement tous les termes techniques et ce dans le but de fluidifier la lecture d’un roman très dense en information et très pointu quant aux concepts scientifiques et techniques dont il fait l’usage.

Un Feu sur l’abîme est aussi un space opera, et la terminologie technique ne se limite pas, loin de là, au registre de l’informatique et des réseaux. Elle concerne aussi le voyage spatial et les modes de propulsion des engins spatiaux. C’est d’autant plus important que, comme je l’expliquais précédemment, le niveau de technologie utilisable dans la galaxie dépend de l’endroit où vous vous trouvez. Pour un voyage allant de l’extérieur vers l’intérieur, ce que vont faire les personnages du roman, vous devrez utiliser plusieurs modes de propulsion qui vont du plus avancé au plus primaire, et pour ainsi dire finir à la rame. Vernor Vinge a convoqué dans son roman un peu toute l’histoire de la SF dans ce domaine en faisant appel à différents types de propulsion : le moteur-fusée à propulsion chimique, qui est celui de notre époque, utilisable n’importe où et notamment dans l’atmosphère des planètes, les moteurs torches à fusion nucléaire, introduit par Robert A. Heinlein en 1953 dans la nouvelle Sky Lift et repris depuis de nombreux textes dont Hypérion de Dan Simmons, les statoréacteurs à collecteur Bussard ou ramscoop en anglais (comme chez Larry Niven, Carl Sagan, Poul Anderson, ou encore Alastair Reynolds), et enfin l’hyperpropulsion, solution favorite pour des voyages plus rapides que la lumière en SF. Ces différents termes n’étaient que confusément retranscris dans la traduction originale. Le terme anglais ramscoop, par exemple, n’était tout simplemement pas traduit. Nous avons rétabli le sens en utilisant « statoréacteurs à collecteur Bussard », ou « statoréacteurs Bussard », et encore plus simplement « statoréacteurs ». L’ultradrive de Vernor Vinge était traduit par « ultra-poussée ». Ultradrive est un terme équivalent à hyperdrive, plus souvent utilisé en SF. Nous avons préféré « ultrapropulsion » pour garder la spécificité du roman. De la même manière, « les sarcophages cryotechniques » de Guy Abadia sont devenus des « capsules cryogéniques », terme plus approprié et plus courant de nos jours.

Le même travail a été conduit sur la terminologie propre à différents domaines, dont la navigation maritime (!), et en particulier à la biologie. Le terme « race », incorrect, a été remplacé par « espèce » là où il le fallait. Autre exemple, « Papilles oculaires », a été remplacé par « ocelles ». Un terme particulier posait un problème de traduction. Il s’agit de Brood Kenner qui désigne une technique de sélection des individus pour former des groupes compatibles dans le cadre d’un élevage. Guy Abadia a créé un néologisme qui, pour des raisons d’étymologie, me dérangeait : « mulpathie ». Nous l’avons remplacé par le plus parlant « assemblage sélectif » et désigné ses pratiquants par le terme d’ « assembleurs ».

Un des changements les plus importants à travers le texte a été de mieux caractériser la description d’une espèce extra-terrestre présente dans le roman et nommée les Cavaliers des Skrodes. Il s’agit d’une espèce végétale, qu’on peut voir comme une sorte de bonzaï ornemental qui se déplace sur une planche à roulettes. Abadia avait malencontreusement utilisé les mots « tentacules » et « appendices » pour désigner leurs membres, ce qui amenait à se faire une mauvaise représentation de ces créatures originales. Nous avons remplacé ces deux termes par « tiges », « vrilles », « frondes » et « frondaison » afin de mieux représenter les Cavaliers.

Ceci m’amène à évoquer des changements de noms qui nous avons introduits dans cette révision. Le premier concerne un des Cavaliers des Skrodes nommé précédemment « Coquille bleue ». Nous l’avons désormais appelé « Cosse bleue » pour rappeler son origine végétale. (Blueshell en anglais, shell signifiant aussi bien coquille que cosse.). D’autres noms ont été modifiés. Une partie du roman se déroule sur une planète occupée par une civilisation dont les membres sont les Dards. L’un des personnages principaux de cette civilisation est nommé Le Sculpteur (woodcarver). La ville créée par Le Sculpteur est désignée dans la version originale par la forme possessive woodcarver’s. Ne disposant pas de cette option en français, Abadia a utilisé le nom « Le Sculpteur » pour le personnage comme pour la ville, ce qui amenait à une certaine confusion, voire à des contresens. Nous avons opté pour une solution simple, et élégante à mon avis, qui est de garder « Le Sculpteur » pour désigner le personnage et d’adopter « Sculpture » pour la ville. Un autre personnage important de cette civilisation est Le Dépeceur (traduction de Flenser en anglais). Étonnamment, Abadia avait choisi d’utiliser aussi bien « Le Dépeceur » comme titre, et « Flenser » comme nom propre, ce qui introduisait parfois une certaine confusion. Nous avons préféré n’utiliser que « Le Dépeceur ». D’autres noms de civilisations ou groupes de personnes n’étaient pas non plus traduits, notamment dans les communications cryptées sur le réseau. Fabien Le Roy a fait un formidable travail de transcription de la poésie de ces noms. Je vous laisse apprécier le résultat : Twirlip devient « Tourne-bouche » ; Motley Hatch, « Couvée bigarrée » ; Windsong , « Chant-du-vent » ; Shortstop, «  Brefarrêt » ; Debley Down,  « Debley-le-bas », etc. Personnellement, je trouve ça superbe.

En parallèle à ces changements d’ordre technique qu’il est aisé de rapporter dans le cadre de cet article, le texte a largement été remanié, rendu plus clair, fluide et compréhensible. Je ne peux évidemment vous en donner le détail. Un tel compte rendu ferait très exactement la taille du roman. Mais je peux ici encore expliciter un aspect de notre travail. Nous avons porté un soin particulier au niveau de langage utilisé par les différents protagonistes de l’histoire. Le thème principal du roman Un Feu sur l’abîme est d’illustrer de différentes manières la confrontation d’une civilisation donnée à une technologie très avancée et a priori inconcevable. Je pense qu’on peut faire un rapprochement entre le roman de Vernor Vinge, et l’essai Guns, Germs, and Steel publié en 1997 par Jared Diamond, dans lequel le géographe lie le niveau développement des sociétés à leur occupation géographique sur les continents, pour des raisons de ressources essentiellement, et montre les dégâts historiquement induits par la rencontre de niveaux technologiques très différents.

Dans Un Feu sur l’abîme, les civilisations galactiques, dont les humains, sont confrontées à la menace d’une ancienne intelligence artificielle. Deux enfants humains échappent à un massacre et trouvent refuge sur la planète des Dards, proche du centre galactique, et dotée d’un niveau technologique de type médiéval. Cette partie du livre donne au roman une coloration fantasy, bien qu’il s’agisse indéniablement de science-fiction. Les Dards vont ainsi eux-aussi être confrontés à une technologie très avancée, celle des humains. Cette confrontation passe aussi par le langage. Celui des IA n’est pas le même que celui des humains, avec des différences notables entre le langage des enfants et celui des adultes, différent celui des espèces extra-terrestre plus avancées, et plus différent encore de celui des Dards. La traduction originale avait tendance à effacer ces différences, pour faciliter la lecture, alors que la version originale en anglais les marque. Nous avons choisi de retravailler cet aspect pour se rapprocher de la VO et distinguer nettement les capacités de chacun à exprimer certaines idées et manier les concepts technologiques. Je pense que nous y avons réussi. Mais ce sera aux lecteurs, à vous, de le confirmer.


Un Feu sur l’abîme, Venor Vinge. Robert Laffont, collection Ailleurs et Demain. Traduction révisée par L’épaule d’Orion et Fabien Le Roy. Couverture d’Aurélien Police. 672 pages. À paraître le 13 octobre 2022.

« Dans une galaxie où l’évolution technologique et les lois qui la gouvernent dépendent de la place que vous y occupez, il est risqué de s’aventurer en dehors de votre zone.

Lorsque la jeune et ambitieuse civilisation humaine libère accidentellement une ancienne intelligence artificielle, celle-ci – la Perversion – menace l’Univers tout entier.

Sans le savoir, deux adolescents rescapés du naufrage d’un vaisseau détiennent entre leurs mains le salut de millions d’espèces intelligentes. Mais ils échouent sur une planète primitive et ceux qui peuvent leur venir en aide se trouve à des milliers d’années-lumière.

Une terrible course contre la montre s’engage alors… »


31 réflexions sur “Journal d’une révision de traduction : Un Feu sur l’abîme de Vernor Vinge

      1. Pas de soucis. C’est comme digital au lieu de numérique. Ça a tendance à m’arracher les yeux. Dans tous les cas, c’est un livre prévu pour ma PAL. Merci

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        1. Il est évident que lorsqu’on traduit on fait des choix. Idéalement, ces choix doivent s’aligner avec l’esprit du roman. Là où le terme cryptage est utilisé est une entête de message sur réseau. Vinge n’utilise pas « encryption », mais « crypto ». Il nous a semblé plus dans l’esprit d’utiliser cryptage (voire crypto) à chiffrement. Ces passages sont souvent écrits de manière télégraphique sans grand respect du vocabulaire ou de la grammaire, voire même parfois de manière totalement incompréhensible, par des civilisations très différentes qui n’ont pas les mêmes règles de langage. Dans ces cas là, il me semble plus juste d’aller chercher le terme le moins marqué culturellement. Ca fait partie de l’esprit du texte.

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  1. Je suis en train de terminer Au tréfonds du ciel acheté d’occasion dans sa version Ailleurs et Demain et c’est aussi bon que lors de ma première lecture. Du coup je vais certainement me procurer la nouvelle édition d’Un feu sur l’abîme.

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  2. Ce roman est inscrit depuis tellement longtemps dans mes « classiques à lire impérativement! » que cette toute nouvelle édition devient l’occasion de franchir le pas.
    Je te remercie également de partager cette vie des coulisses car le monde de l’édition reste bien opaque pour la plupart d’entre nous, et nous nous rendons compte grâce à ton article, que l’évidence que nous concevons, n’est qu’une illusion.
    Merci beaucoup!

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  3. Je vais radoter : tu as lu ORA:CLE de kevin O’donnell ? C’est en lien avec le réseau informatique mondial et c’est un livre qui est plus d’actualité que jamais aujourd’hui. Et ca mériterait d’être réédité.

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    1. Avec plaisir ! Nous n’avons que rarement l’occasion de voir derrière le rideau, alors j’en fais profiter les autres. Je ne sais pas si mon expérience (7 livres maintenant !) est représentative, mais c’est celle que j’ai vécue.

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  4. Très intéressant, merci !
    Un feu sur l’abime est le premier roman que j’ai acheté en étant consciente que c’était de la SF. Sinon en général je tombais sur les livres par hasard, ou lisais d’autres livres d’auteurs que j’avais déjà lus, des livres qu’on me conseillait, et parfois c’était de la SF. Mais celui-là, je l’ai choisi en toute connaissance de cause sur une table du rayon SF de la FNAC de City 2, le gros centre commercial de Bruxelles. C’était en 2002, je l’ai lu un an plus tard quelque part entre ma lecture des Enfants de Dune et de l’Empereur Dieu de Dune (pas à la suite, tout cela s’est étalé sur plusieurs mois). Voilà pour le 3615 my life.
    Cette ressortie sera peut être l’occasion d’une relecture, qui sait ?

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  5. Bonjour,
    J’avais adoré ce livre, ainsi qu’Au tréfond du ciel. Il y a eu ensuite Les enfants du ciel (un peu moins bon, avec l’intrigue s’arrêtant sans résolution à la fin du livre) mais la suite n’est jamais parue (ni même en vo me semble-t-il), sais-tu si l’auteur l’a prévue ?

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  6. Au total combien d’heures de travail tu as consacré à cette révision de la traduction ? Et si ce n’est pas trop indiscret comment une révision comme celle-ci est-elle payée par rapport à une traduction ?

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    1. Combien d’heures ? C’est difficile à dire, mais beaucoup. Le tout étalé entre février et août, depuis les premières révisions jusqu’au dernière corrections. Une révision n’est pas payée comme une traduction, c’est à dire nettement moins, ce n’est pas le même travail. Une traduction est payée au nombre de signes, avec en plus un pourcentage sur ventes. Une révision est payée de manière forfaitaire. C’est en tout cas mon expérience des deux.

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    1. Bonjour Cush. Pour le moment, il n’y a rien de prévu dans ce sens mais pas de décision contraire non plus. Comme souvent, ce sont les ventes qi vont decider de la pertinence économique de le faire ou non.

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