Étrangers – Gardner Dozois

Gardner Dozois (1947-2018) est un auteur surprenant. Il a peu écrit, préférant consacrer l’essentiel de sa carrière à ses activités d’éditeur – il a été pendant vingt ans le rédacteur en chef du magazine Asimov’s Science Fiction et a remporté à ce titre treize fois le prix Hugo – et d’anthologiste. À l’instar de la novella Le Fini des mers  qui fut fort appréciée ici, ses écrits de science-fiction possèdent une saveur très particulière, produit du recul que l’auteur prend par rapport à son récit et à l’écriture même de la science-fiction. D’une manière qui me rappelle certains textes d’Ursula K. Le Guin, ceux de Gardner Dozois s’ancrent dans le registre de la fable. Le récit volontiers allégorique s’ouvre à une dimension morale qui englobe et déborde du cadre de l’histoire qu’il ne faut voir, y compris à travers sa trame qui peut sembler parfois un peu lâche, que comme une peinture faite pour souligner les éléments constitutifs du propos.

Le court roman Étrangers de Gardner Dozois, sous sa version publiée le 10 février 2022 chez Pocket, est la troisième édition française de texte Strangers écrit en 1978, après celle chez Denoël en 2000 et chez ActuSF en 2016 sous le titre L’Étrangère. Si la traduction de Jacques Guiod reste inchangée, le texte retrouve un titre non seulement plus proche du titre original mais qui, aussi, évite le contresens coupable des deux premières éditions. Dans Étrangers, il n’est pas question d’une étrangère, terme qui implique une relation unilatérale à autrui, mais d’étrangers comme deux corps, au sens individuel ou social, qui ne peuvent se rencontrer. La notion d’altérité est réciproque.

Étrangers raconte l’histoire extraordinaire de Joseph Farber et de sa rencontre avec les Cians, peuple autochtone de la planète Weinunach, ou Lisle pour les humains. Ces derniers n’ont rien fait de particulier pour mériter d’être là, à part recevoir un jour sur terre la visite d’une espèce extraterrestre qui les prit en pitié et leur proposa de rejoindre la grande Alliance commerciale galactique. C’est ainsi qu’ils montèrent à bord de vaisseaux venus d’ailleurs pour découvrir d’autres ailleurs à la rencontre de civilisations toutes plus avancées technologiquement que les terriens. Ce qui ne les empêcha par pour autant de garder une arrogance toute humaine et un sentiment de mépris et de supériorité que rien ne justifie. L’histoire de Joseph Farber se déroule une vingtaine d’années après cette Expansion. Une petite communauté d’humains occupe une enclave dans la ville d’Aei sur Weinunach. Ils ont peu de rapports avec les Cians qu’ils qualifient volontiers de « bougnoules ». Farber se sent aussi étranger au sein de cette communauté qu’il ne l’est parmi les Cians. Il rencontre cependant Liraun Jé Genawen, une femme Cian, dont il finit par tomber amoureux. Pour l’épouser, il va jusqu’à subir une modification génétique, domaine dans lequel les Cians sont particulièrement avancés, afin de pouvoir s’unir à elle. Cette union suscite autant de désapprobation d’un côté comme de l’autre et amène au bannissement de Farber de la communauté humaine. Ce n’est là que le début de l’histoire. L’ensemble du récit repose sur l’incompréhension fondamentale qui va voir le jour entre Joseph et Liraun. Joseph ne connait pas les mœurs du peuple Cian et Liraun est incapable de les lui faire comprendre autrement qu’à travers d’obscurs récits mythologiques. Incompréhension entre les peuples et indicibilité au sein du couple mèneront à la tragédie.

Étrangers revisite le thème des amants maudits sous le prisme d’une altérité insurmontable.  Voulant sauver Liraun de ce qu’il perçoit comme un enfer, Joseph reproduit l’erreur orphéenne et sa catabase trouve un dénouement inévitable. Gardner Dozois distille lentement les indices à mesure qu’il fait découvrir au lecteur, et à son personnage principal, le monde et la culture des Cians avec la minutie de l’ethnologue. Mais la patience du scientifique et la modestie face à l’inconnu manquent cruellement à l’humain qu’est Joseph Farber trop préjuge, enfermé dans une logique et une culture propre, et ne prend pas la mesure des différences. Face à une cosmogonie structurante qu’il ne peut comprendre, il est dans l’incapacité d’entendre les mots de Liraun. Humains et Cians, Joseph et Liraun restent des étrangers.

Sous de nombreux aspects, notamment d’ordre sociologique, Étrangers est un texte qui a vieilli. Il possède aussi les défauts d’un récit aux fils parfois sous-tendus et certaines tentatives de justification scientifique paraissent maladroites. Mais il possède une couleur singulière, comme d’autres avant moi l’ont déjà souligné, que la couverture d’Aurélien Police pour cette nouvelle édition reproduit magnifiquement. Si l’on accepte qu’il s’agisse d’une fable écrite en 1978, l’intelligence du propos et la simple fascination qu’on éprouve à la découverte d’une culture totalement étrangère, et l’imaginaire fait ici pleinement son œuvre, font d’Étrangers un roman passionnant de bout en bout.


D’autres avis (sur les éditions précédentes) : Nébal,  Gromovar, Un Papillon dans la lune, Blog-O-Livre,  Le chien critique, Lorhkan, Nevertwhere, et sur cette édition : Au Pays des Cave trolls, Le Monde des poches,


  • Titre : Étrangers
  • Auteur : Gardner Dozois
  • Publication : 10 février 2022 chez Pocket (1978 pour la version originale)
  • Traduction : Jacques Guiod
  • Nombre de pages : 251
  • Format : papier

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