
(Deuxième chronique invitée sur le film Dune de Denis Villeneuve, après celle de Stéphanie Chaptal, aujourd’hui L’épaule d’Orion a le plaisir de vous proposer le retour de Nicolas Allard. Nicolas est professeur agrégé de lettres modernes, passionné de pop culture, et auteur de « Star Wars, un récit devenu légende » (2017), « L’univers impitoyable de Game of Thrones – Des livres à la série, enquête et décryptage » (2018) et « Dune : un chef d’œuvre de la science-fiction » (2020).)
Dune est un chef-d’œuvre. Un roman d’une incroyable richesse. Même après y avoir consacré plusieurs années de recherches, je reste fasciné par la beauté et la complexité de ce livre-univers. J’ai toujours le même plaisir à reprendre, une fois encore, la route d’Arrakis en compagnie de Paul et de sa famille. La lecture de Dune est une expérience qui m’a marqué à vie et qui continue à influencer ma vision de la littérature.
Lorsque j’ai appris que Denis Villeneuve entreprenait une adaptation de ce monument de la science-fiction, ma première réaction fut enthousiaste. Même s’il présente de réelles qualités, le film de David Lynch ne m’a jamais totalement séduit. Si Frank Herbert avait affirmé à plusieurs reprises que le réalisateur américain avait su « capturer l’essence » de son livre, il avait ensuite tenu des propos plus critiques à l’égard de cette version qui, à ses yeux, ne rendait pas assez justice au désert, aux personnages secondaires et aux Harkonnen. Je comprends tout à fait que l’on puisse adhérer à la vision de Lynch, qui a le mérite de ne pas manquer de personnalité. Mais je ne peux m’empêcher de penser que ce film a aussi eu des conséquences néfastes sur la place occupée par Dune dans l’univers de la pop culture. Frank Herbert était persuadé qu’une adaptation cinématographique de son roman souffrirait de la concurrence exercée par Star Wars. C’est effectivement un point à ne pas négliger, Le Retour du Jedi étant sorti seulement un an avant le film de David Lynch. Je crois d’ailleurs que le film de Denis Villeneuve va bénéficier en partie de la déception éprouvée par de nombreux fans de Star Wars face à la récente postlogie.
Avant d’entrer dans les détails de cette nouvelle adaptation de Dune, il me semble important de noter que ce film, quelle que soit l’opinion personnelle que l’on peut avoir à son sujet, va très largement contribuer à faire venir au roman de Frank Herbert de nouvelles générations de lecteurs. De la même manière que la trilogie de Peter Jackson, au début des années 2000, a étoffé et diversifié le lectorat du Seigneur des Anneaux, je suis persuadé qu’un phénomène similaire se produira avec Dune. Les très bons chiffres de ventes de sa nouvelle traduction française en sont un premier fait marquant.
Bien des critiques ont été rédigées sur le film de Denis Villeneuve depuis sa sortie au cinéma. Il ne s’agira pas pour moi de proposer un point de vue absolument exhaustif sur ce long métrage. J’aimerais orienter l’ensemble de ma critique autour d’un élément qui me semble central, aussi bien à court terme qu’à plus long terme : le Dune de Villeneuve est un film au service du livre.
J’entends tout d’abord par là que ce long métrage est, à l’heure actuelle, l’adaptation la plus fidèle au roman de Frank Herbert. À l’exception du remplacement de Liet Kynes par un personnage féminin, très peu de choix artistiques entrent en opposition frontale avec le roman. Est-ce un mal ? Je ne le crois pas. Certes, une adaptation a tout à fait le droit de prendre des distances, plus ou moins grandes, avec son matériau d’origine. Alejandro Jodorowsky avait ainsi tenu Frank Herbert volontairement à l’écart de la production de son film : « Je n’adaptais pas le Dune d’Herbert. Je voulais faire le Dune de Jodorowsky », déclara-t-il dans une interview donnée en 1978. On pourra toujours reprocher à Denis Villeneuve d’avoir manqué d’originalité ou d’audace ; de ne pas avoir réussi à surprendre les inconditionnels du roman. Personnellement, je ne lui adresserai pas ce reproche. Je crois fondamentalement que Dune avait besoin, pour son présent comme pour son avenir, d’une adaptation enfin fidèle au texte de Frank Herbert.
Une des grandes forces de la version de Denis Villeneuve est d’avoir compris que le personnage principal de l’intrigue était Arrakis. Paul Atréides ? Il est indéniablement central, mais limiter la potentielle empathie du spectateur à son égard dès le premier film permet aussi de rendre justice à la défiance de Frank Herbert vis-à-vis des individus héroïques. Surtout, Paul Atréides n’est pas au centre de l’ensemble du cycle, au contraire d’Arrakis, qui demeure une référence majeure. Denis Villeneuve a réussi le tour de force de mettre cette planète en images. Son film rend compte de la beauté du désert et de la grâce qui en émane. La musique de Hans Zimmer prolonge cette expérience contemplative, et même parfois extatique. Comme je l’ai montré dans mon essai, Frank Herbert était un grand amateur de poésie. Il a écrit certains passages de Dune de manière versifiée, avant de les convertir en prose. Sa femme Beverly avait d’ailleurs été frappée par la grande poéticité du premier tome. Et dans Dreamer of Dune, Brian Herbert nous apprend que son père considérait l’écriture comme « une performance de jazz ». Il y a indéniablement cette même dimension poétique dans le film de Denis Villeneuve. Son long métrage est une magistrale invitation au voyage. Après cette expérience visuelle et sonore, on ne peut qu’éprouver l’envie de connaître cet univers en profondeur et de retourner lire les belles pages consacrées au désert dans le roman.
En ce qui concerne les personnages, le casting m’a semblé très bon. Il n’y a à mon sens aucune faute de goût notable et je trouve Timothée Chalamet tout à fait convaincant en Paul Atréides. Il a déjà eu l’occasion de jouer des personnages torturés, comme dans Call Me by your Name notamment. Je pense que le deuxième film permettra d’exploiter davantage encore le potentiel qui est le sien. La prestation de Rebecca Ferguson m’a également semblé très satisfaisante et mérite d’être saluée. Beaucoup d’attentes entouraient son personnage, qui a été conçu par Frank Herbert comme un double de son idéal féminin : sa femme Beverly. Enfin, j’ai trouvé le baron Harkonnen de Villeneuve nettement plus conforme à ce qu’il est dans le roman que la version qu’en avait proposée David Lynch. Frank Herbert avait été profondément déçu de la retranscription cinématographique de ce personnage. Il estimait que le baron de Lynch suscitait plus le rire que l’effroi.
On a pu reprocher au film de Villeneuve sa relative froideur. Sans l’avoir ressentie comme excessivement présente, je pense qu’elle vient en partie de la précipitation de l’action, une fois les Atréides arrivés sur Arrakis. Je ferais à ce film le même reproche que Frank Herbert avait adressé au film de David Lynch : il aurait été bon de voir Paul et sa famille commencer à prendre davantage leurs marques sur leur nouvelle planète. Je pense qu’il aurait été délicat de conserver la scène du banquet, même si elle est à mes yeux un des passages les plus réussis du premier tome. Avoir une action moins précipitée aurait permis de développer davantage des personnages comme Leto Atréides, Thufir Hawat ou Gurney Halleck. Surtout, cela aurait certainement renforcé l’émotion éprouvée au moment de la mort du duc. Quelques scènes supplémentaires entre le père et son fils auraient été les bienvenues. Je trouve que Villeneuve a su très justement filmer l’affection mutuelle qui existe entre Paul et Jessica, par exemple.
Je n’attribuerais pas la relative froideur du film à un manque de personnalité. Au contraire. Il me semble que c’est ainsi que s’exprime la vision de Denis Villeneuve. Le réalisateur canadien a choisi de donner la primauté à une lecture tragique du roman. Ne pas laisser le temps aux Atréides de prendre leurs marques sur Arrakis permet de renforcer l’impression qu’une terrible fatalité s’abat sur eux. La mise en scène même de l’assaut des Harkonnen donne le sentiment que le ciel tombe sur la tête de Paul et de sa famille. Les Atréides apparaissent ici comme les victimes d’un châtiment quasiment divin, ce qui est en phase avec la dimension mythologique présente dans Dune.
L’angle tragique réfère aussi à l’admiration que Frank Herbert vouait à Shakespeare, un auteur qui a exercé une influence majeure sur son œuvre. Étant donné l’extrême richesse du roman, il aurait été impossible de placer toutes les thématiques sur le même plan. Denis Villeneuve a été contraint de faire des choix. Sachant qu’il s’agissait de lancer une adaptation considérée comme maudite au cinéma, il était sans doute plus sûr de privilégier un angle à la fois épique et tragique. Peter Jackson avait procédé de la même façon avec Le Seigneur des Anneaux. Les puristes, dont le fils de Tolkien lui-même, ont déploré que la dimension philosophique des romans ait été négligée. Mais force est de constater que la trilogie de Peter Jackson a été un grand succès critique et populaire, qui a relancé l’intérêt pour les œuvres de Tolkien en particulier et pour les textes de fantasy de manière plus générale. Dans mon essai Dune, un chef-d’œuvre de la science-fiction, je parlais justement de la difficulté de rendre compte des thématiques philosophiques dans le cadre d’un long métrage. Si l’écologie, le féminisme et la politique ne sont pas exclus des enjeux du film de Villeneuve, ils n’en occupent pas la première place. Je pense qu’ils seront plus présents dans la suite, notamment parce qu’une partie non négligeable d’actions marquantes du premier tome a déjà été représentée à l’écran. L’idée de faire de Chani le personnage principal du second film, comme Denis Villeneuve l’a laissé entendre dans certaines interviews, va dans le sens d’une place plus grande accordée aux thématiques mentionnées plus haut.
Dans mon livre, je parlais aussi de la difficulté, dans les années 2020, de faire un film composé de plusieurs voix off. Certes, dans cette nouvelle version, nous perdons la subtilité des dissimulations et des jeux de dupe entre les personnages. Mais est-ce un mal ? Et c’est sur ce point que je voudrais conclure. Le film de Denis Villeneuve me semble être doublement au service du livre. Il le sert tout d’abord par sa fidélité et son humilité face au matériau d’origine. Denis Villeneuve aime le roman de Frank Herbert et cela se voit. Les nombreuses références discrètes et implicites au texte montrent sa connaissance du cycle de Dune et sa passion pour ce premier tome, véritable chef-d’œuvre de la science-fiction. D’après moi, il s’agit aussi d’une marque de respect à l’égard des lecteurs de longue date du roman.
Ce film se met également au service du texte de Frank Herbert au sens où il donne plus que jamais envie de lire, mais aussi de relire Dune. Bien entendu, on peut déplorer la relative simplification de l’intrigue et l’épaisseur moins conséquente de certains personnages. Mais ce sont là des choix narratifs nécessaires dans une tentative – réussie – de faire découvrir un univers foisonnant et complexe à des personnes qui ne le connaissent absolument pas. Plus positivement, cette volontaire simplification est aussi une formidable invitation, non plus à voyager par le biais du film, mais par le biais du livre. Le long métrage de Denis Villeneuve est une excellente introduction à l’univers merveilleux créé par Frank Herbert. Ce film procède à des coupes, certes, mais afin d’annoncer que quelque chose de plus grand, de plus ample, de plus complexe, nous attend ailleurs.
Dune est un grand film. Il s’agit d’une proposition personnelle, qui mérite d’être vue à plusieurs reprises pour pouvoir apprécier pleinement toute la poésie et la subtilité qui en émanent. Mais s’il s’agit d’un grand film, c’est aussi parce qu’il montre à quel point le roman de Frank Herbert est un grand livre. Un texte majeur du patrimoine littéraire. Une expérience de lecture irremplaçable. Denis Villeneuve aurait pu faire le Dune de Villeneuve. Son amour du roman l’a rendu plus humble : il a fait le Dune de Frank Herbert au cinéma. Par cette adaptation, il a su nous rappeler qu’aucun film ne pourra jamais rendre totalement justice à ce chef-d’œuvre qui, tout en demeurant indépassable, peut désormais être découvert ou redécouvert avec plaisir grâce au pur émerveillement permis par la magie du cinéma.
Nicolas Allard
Je suis d’accord que l’adaptation de Villeneuve est très fidèle au roman (infiniment plus que celle de Lynch). Bien entendu l’histoire a été épurée et simplifiée (absence du conte Fenring et de Lady Margot, pas de scène du banquet, pas de contrebandiers ou de vraie mention de la CHOM). C’est normal.
Je regrette toutefois l’absence de l’épisode des soupçons envers Jessica (une intrigue Harkonnen pour semer le doute dans l’esprit de Leto). Cela entraine également la disparition de la grande scène dans laquelle Jessica et Thufir Awat discutent de ces soupçons. C’est dommage je trouve parce que le fait que Leto ne perde jamais sa confiance envers Jessica est un élément important qui montre la force de leur lien.
Mais bon ce sont des détails et le film est excellent. Allez le voir pour que la Warner rentre dans ses frais et que nous soyons certains d’avoir la seconde partie !
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Un ami de mon fils en sortant du film à dit « ça me donne envie de lire les livres ».
Je rejoins tout à fait l’analyse de Nicolas Allard, ce film sert les livres. Et les sert bien.
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