Quatre nouvelles – Bifrost numéro 102

Le numéro 102 de la revue Bifrost, qui fête ses 25 ans, nous propose ce mois-ci une livraison fort intéressante de quatre nouvelles qui valent toutes d’être lues. Je vous en dis un mot ci-dessous.

Commençons par deux nouvelles d’Arthur C. Clarke, sans doute parmi les plus connues : Les Neufs milliards de noms de Dieu (1953) et L’Étoile (1955). Ces deux textes sont des incontournables dans la bibliographie du novelliste Clarke. Bifrost les présente ici sous une nouvelle traduction, n’ayant pu obtenir de Bragelonne l’autorisation d’utiliser celle faite pour leur intégrale raisonnée Odysées – L’Intégrale des nouvelles (2013), mais si l’on en croit l’avis de Thomas Day (p 146 dans ce même numéro de Bifrost), c’est plutôt une chance pour nous lecteurs.

Les Neufs milliards de noms de Dieu – Arthur C. Clarke

Les Neufs milliards de noms de Dieu raconte comment l’informatique balbutiante va précipiter la quête religieuse d’un groupe de moines tibétains occupés depuis des siècles à écrire la liste des noms de Dieu à partir de la permutation de neuf lettres, soit près de neuf milliards de combinaison possibles selon leur calcul. Il leur aurait fallu plusieurs millénaires pour accomplir ce fait. L’ordinateur Mark V va l’accomplir en quelques semaines, et le monde s’en trouvera changé. La nouvelle porte un regard humoristique, ou dramatique au choix, sur la rencontre inopportune de la mystique et de la science avec pour ce coup-ci, un point marqué par la mystique. Il y a un petit quelque chose de Jorge Luis Borges dans ce texte.

L’Étoile – Arthur C. Clarke

C’est la même thématique qui est abordée dans L’Étoile. Ici, Arthur C. Clarke nous fait rencontrer un astrophysicien jésuite se trouvant à bord d’une mission spatiale qui a exploré les ruines stellaires laissées par l’explosion d’une supernova, phénomène relativement courant à l’échelle de l’univers. Arthur C. Clarke rappelle très justement le rôle joué historiquement par l’ordre jésuite dans le développement de l’astronomie, pour appuyer le fait que la foi jésuite ne s’est jamais trouvée remise en question par la science. Les voies du seigneur sont impénétrables, etc. Cette fois-ci pourtant, les découvertes faites à proximité de l’étoile morte pourraient bien changer la donne.  Non pas que la science va prouver quoi que ce soit, mais une formidable coïncidence révélée dans la toute dernière phrase du texte, va montrer que l’univers n’a aucun sens.

La Viandeuse – Ian R. MacLeod

La Viandeuse est une nouvelle de l’écrivain britannique Ian R. MacLeod dont les éditions Le Bélial’ ont déjà publié les deux novellas Isabelle des feuilles mortes et Le poumon vert dans la collection Une Heure Lumière. Ces deux textes appartenaient au genre de la science-fiction. La Viandeuse, même si on peut lui accorder un léger côté fantastique, relève plutôt de la littérature blanche. Pourquoi Bifrost, revue dont on ne saurait questionner la franche inclinaison pour les mauvais genres, publie-t ’elle un texte de littérature blanche ? Je ne connais pas les raisons qui ont dicté ce choix (et mieux vaut ne pas tenter de se mettre dans la tête d’un éditeur, ce sont des gens bizarres), mais les éditeurs de littérature blanche ne publient jamais ou presque de nouvelles – surtout d’un acteur habituellement estampillé SF – et La Viandeuse est un texte excellent alors autant ne pas leur laisser. La Viandeuse est le surnom donné à une jeune femme de 18 ans qui s’est engagée dans la WAAF, le personnel féminin de la RAF, pour apporter sa contribution à l’effort de guerre britannique face à l’invasion de l’Europe par les armées d’Hitler. Elle travaille sur une des bases qui chaque nuit lancent les bombardiers Lancaster à l’assaut du ciel des villes continentales tenues par les allemands. Ces missions sont périlleuses et, à chaque envol, nul ne sait qui reviendra. De quoi favoriser la superstition. Dès lors qu’il apparait que les pilotes avec lesquels elle danse ne reviennent pas de mission, la narratrice de sa propre histoire gagne ce surnom de viandeuse et devient une sorte de paria au sein de la base. Jusqu’à l’arrivé de Walt Williams, un véritable héros de guerre qu’aucune balle, qu’aucun obus, ne semble pouvoir atteindre. C’est un texte très émouvant, à la conclusion implacable. Il a été magnifiquement traduit par Michèle Charrier.

Demande d’extraction – Rich Larson

Demande d’extraction est une nouvelle de Rich Larson, le nouveau protégé du Bélial’ et des Quarante-deux qui se sont récemment une nouvelle fois associés pour publier le magistral recueil La Fabrique des lendemains qui regroupe 28 textes du jeune auteur. J’ai déjà eu l’occasion de le dire dans les différentes chroniques que j’ai publiées à son propos, l’univers post-egannien de Rich Larson est souvent sombre et violent, même s’il s’accorde parfois une franche rigolade, et on peut aisément le rapprocher, en moins barré, de celui de Peter Watts. Et bien c’est encore le cas ici, avec Demande d’extraction, qui n’est franchement pas drôle. Pour poursuivre la comparaison avec Peter Watts, nous sommes ici dans une ambiance qui rappelle ZeroS ou Collateral. On y accompagne un peloton de soldats augmentés au beau milieu d’un champ de bataille. Suite au crash de leur transport aérien, un petit groupe d’hommes et de femmes doit survivre au milieu d’une forêt marécageuse sur une planète lointaine dans l’attente de leur extraction. À la manière d’Alien, ils vont devenir la proie de créatures, dont je ne révélerai rien, mais qui s’imposent rapidement comme un miroir déformé et monstrueux de ce qu’ils sont eux-mêmes. L’ennemi n’est-il pas toujours, d’une certaine manière, à notre image ? S’ils ont personnellement tous quelque chose à cacher, et une raison d’être là où ils sont, la métaphore de la science-fiction va rapidement le leur renvoyer dans la tronche. Encore une fois, un texte brillant de Rich Larson, qui est peut-être l’un des plus sombres que j’ai lus de lui. Traduction de l’infaillible Pierre-Paul Durastanti.

Nota bene : ce numéro de la revue est livrée sous deux couvertures. L’une, présenté en entête de cette chronique, est la version libraire. La seconde, ci-dessous, est la version abonnés.



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