Un soupçon d’humanité — Loïc Henry

L’intelligence artificielle nourrit les récits de science-fiction depuis ses premiers balbutiements, si on s’accorde à faire coïncider son acte de naissance avec la parution de Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley en 1818. Il ne s’agissait certes pas encore d’une conception sur substrat de silicium, mais d’un assemblage organique, pourtant la créature du savant suisse était bien une intelligence créée de toutes pièces, et donc artificielle. Depuis l’I.A. en a vu de toutes les couleurs à travers le corpus science-fictif, ainsi que l’humain en retour[1]. Car la question qui se pose est bien celle d’une humanité mise en face d’une intelligence autre, qui généralement la dépasse. Et se faire dépasser est bien sûr la peur qui étreint le monde d’aujourd’hui à l’heure où l’émergence rapide et apparemment incontrôlable des I.A. génératives semble promettre de sombres heures à la pensée organique sur le marché du travail. Prenons le bon côté des choses, l’imaginaire n’a pas créé que Skynet et ses Terminators. La supériorité de l’I.A. — basée sur une capacité de calcul lui permettant de brasser d’énormes quantités de données, une mémoire infinie, une logique infaillible, et une neutralité supposée — a aussi été vue comme le moyen de sauver une humanité impuissante à soigner ses propres maux, pour devenir le moteur d’une utopie politique et sociale enfin réalisable (juste avant qu’elle ne vire à la dystopie comme il se doit). L’exemple le plus saisissant à cet égard est certainement le cycle de la Culture d’Iain M. Banks dans lequel tout ce qui est vivant au sein de cette société post-humaine dispersée dans la galaxie a délégué tout pouvoir à des intelligences artificielles bienveillantes. Dans un futur moins éloigné, et en restant sur Terre, Nick Harkaway imagine dans Gnomon une Angleterre du XXIe siècle dans laquelle le pouvoir exécutif est entièrement laissé dans les mains d’une administration pilotée par des algorithmes toujours plus efficaces à œuvrer pour le bien de tous.

C’est aussi le postulat de départ adopté par Loïc Henry dans le roman Un soupçon d’humanité. Nous sommes en 2082 et les pays les plus développés, représentant les trois quarts de la population mondiale, ont opté pour un mode de gouvernance par I.A., tandis que les autres, à quelques exceptions près, sont en bonne marche pour le faire. Les guerres ont cessé, tout comme la plupart des crimes, le réchauffement climatique est maitrisé et les espèces animales sont préservées, les maladies sont en passe de n’être plus qu’un mauvais souvenir. Tout va pour le mieux. En contrepartie, tout citoyen est équipé d’une puce et est surveillé en permanence. L’intégralité de sa vie, ses déplacements, sa santé, ses discussions privées, jusqu’à ses fantasmes sexuels et ses pratiques virtuelles, sont scrutés et connus des I.A. C’est bien évidemment là que des tensions apparaissent, car il y a toujours dans l’humanité une petite minorité (en tout cas dans les récits de fiction) qui tient à son libre arbitre. Ainsi, il existe des zones franches, sans caméras et ni puces électroniques. Il existe aussi des marginaux préférant vivre en dehors de la protection des I.A., et qui se regroupent en communauté, dans des ZAD. Ces petits écarts sont tolérés tant qu’ils ne présentent aucun danger pour la bonne marche de la société. Mais d’autres s’organisent, et préparent une résistance à plus grande échelle. Toujours est-il que se confronter aux I.A. est peine perdue. Sauf si une autre solution est trouvée, peut-être sous la forme d’un transhumanisme. Reste à savoir laquelle est la pire.

Un soupçon d’humanité est construit comme un polar dans lequel s’opposent forces de l’ordre et résistants politiques sur le plan matériel, intelligence artificielle et transhumanisme sur le plan des idées. Le roman s’ouvre sur l’assassinat à Paris du cadre d’une entreprise par l’I.A. chargée de sa propre sécurité, apparemment sans raison et sans aucune justification a posteriori. Pire encore, les différentes I.A. interrogées auraient pris des décisions divergentes. De quoi semer le doute. Le roman est le récit de l’enquête autour de ce meurtre et de ses conséquences dans le monde entier et fait intervenir toute une galerie de personnages. C’est un techno-thriller efficace et rythmé qui brasse de nombreuses idées de science-fiction relevant de l’anticipation technologique à court terme.

Il n’est toutefois pas exempt de défauts dont la récurrence m’a régulièrement sorti du roman. Je passerai les quelques facilités scénaristiques qui font hausser les sourcils – comme la présence de personnages clefs en des lieux et à des moments opportuns, l’utilisation de noms de personnes existantes aux intentions extrapolées dans le futur (ce qui en fait un roman d’histoire alternative par anticipation) – je doute qu’elles apprécient l’hommage pour certaines. Je passerai aussi sur les scènes de sexe qui, dans un premier temps participent au compte rendu des interactions sociales dans une société marquée par l’isolement des individus, mais dont la répétition n’a aucune valeur ajoutée et s’avèrent stéréotypées par un regard indéniablement masculin. Je retiendrai la rigidité des protagonistes. Il semble évident à la lecture que Loïc Henry a imaginé une galerie de personnages en amont du processus d’écriture du roman. Ils sont enfermés dans le cadre de leur fiche descriptive, figés dans une posture, et n’évoluent guère au court du récit. Ils finissent le roman comme ils l’ont commencé, avec leurs qualités et des défauts qui les rendent parfois insupportables (la plus sympa, franchement, c’est l’I.A.), qu’ils soient morts ou vivants. Je retiendrai aussi la fâcheuse habitude qu’à l’auteur à confondre silicium et silicone. C’est une erreur qu’on trouve fréquemment en traduction depuis l’anglais, mais rarement dans un texte en français. À cela viennent s’ajouter d’autres imprécisions d’ordre scientifique qui pour moi ternissent un discours se voulant crédible.

Pour conclure en ne gardant que les aspects positifs, j’ai apprécié dans ce roman son aspect polar bien mené, réservant surprises et retournements de situation, la mise en scène d’une société dirigée par des I.A. à laquelle on peut croire jusque dans certaines limites, et l’exposition des peurs qu’engendre aussi bien le développement de l’intelligence artificielle que le génie génétique.

[1] Pour une histoire de l’I.A. dans la science-fiction, je vous renvoie au numéro 113 de la revue Bifrost consacré au sujet.


D’autres avis : Le Nocher des livres, Les lectures du Maki,


  • Titre : Un soupçon d’humanité
  • Auteur : Loïc Henry
  • Publication : 19 mars 2025, éditions Mnemos, label Mu
  • Nombre de pages : 352
  • Format :  broché (23 €) et numérique (9,99 €)

5 réflexions sur “Un soupçon d’humanité — Loïc Henry

    1. Tu ne m’as pas induit en erreur. Je ne regrette absolument pas d’avoir lu ce roman. J’en tire un certain plaisir de lecture et des leçons sur comment les auteurs de SF aborde les questions de l’I.A. le roman fait réfléchir. Ce que je note comme défauts est relativement courant et se retrouve dans de nombreux autres textes.

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