
En janvier 2019, Tristan Garcia publiait le premier volume d’une fresque ambitieuse, une Histoire de la souffrance, avec Âme dont je vous parlais sur ces pages très récemment. Le 30 mars dernier, sortait le second volet, Vie contre vie. J’avais trouvé Âme époustouflant, à la fois viscéral et érudit. Il y soufflait une liberté littéraire jusque dans la violence qu’il mettait à nu. Si Vie contre vie prend la suite, ce deuxième mouvement s’avère très différent, tout en s’inscrivant dans une évidente continuation. Dans le premier, le récit était celui de la souffrance subie par des personnages martyrs dont on suivait les multiples incarnations à travers les siècles. Vie contre vie marque le temps de la rébellion, celui où l’humanité, dont c’est ici l’histoire somme toute qui est contée, cherche et se donne les moyens de lutter contre la souffrance, allant s’opposer à ses propres traditions et modes de pensée. C’est le temps de l’émergence des idées, de la science.
Les liens qui tendent la fresque sont plus franchement dessinés que dans Âme, et qui tiennent entre elles les histoires, et les siècles, sont multiples et s’étendent à travers les strates qui forment la continuité entre le récit et l’Histoire. Le fil directeur est la médecine, ainsi que les différentes formes qu’elle a pu prendre à ses balbutiements. Vie contre vie en fait le récit depuis l’an 1010 où Muhammad le chirurgien imagine en Andalousie (Al-Andalus) l’anesthésie qui libérera les patients de la souffrance. Ce ne sont que les prémices de ce qui deviendra la médecine moderne des siècles plus tard mais ses idées rejoignent et complètent Al-Tasrif, le traité de chirurgie d’Abu al-Qasim. Les hommes passent mais les écrits restent et celui-ci passera de main en main, maintes fois recopié et traduit, à travers les siècles, accompagnant les chapitres et les personnages que Tristan Garcia compose brillamment. Ce sont neufs récits, de l’Andalousie au début du XIe siècle jusqu’à l’Angleterre du XVIIIe siècle où, à la Lunar Society de Birmingham, la chimie, toute jeune pratique scientifique, nourrit une nouvelle fois le rêve de vaincre la souffrance. Neufs récits où l’on croise en 1168, à Jérusalem, Guillaume de Tyr, précepteur du jeune Baudouin, qui découvre la maladie de son pupille qui deviendra roi ; Kekmet le traducteur et Uyi le bourreau qui accompagnent à travers l’empire mongol un nouveau-né, réincarnation de Gengis Khan ; Eliška, jeune apprentie sorcière jetée au fond d’un puits en Bohème, en 1298, dans le formidable chapitre Hexen (morceau de bravoure littéraire de la première à la dernière ligne).
Et son âme, s’il en a une, est ici.
Je la veux.
[…]
« Où est passée ton âme ? »
Et je la vis.
[…]
Gourmande, j’ouvris la bouche pour la lui gober.
[…]
Elle n’avait pas bon goût : elle était fade, hélas, et je fus déçue, une fois de plus.
En 1312, dans l’empire Manden (Mali), on lit une succession de contes dont les personnages sont un baobab, un criquet, un ver, un âne, un poisson, un oiseau puis un jeune homme sensible qui devint roi et partit vivre le rêve d’un autre. En 1520, au Mexique, on apprend l’histoire de la princesse aztèque Xhotic et de son ennemie espagnole Dolores. Nous allons deux fois au Brésil, entre les XVII et XVIIIe siècle sur les pas des esclaves africains. Et enfin à Birmingham.
Dans Âme, Tristan Garcia réinterprétait les contes et les mythes, dans Vie contre vie, il revisite l’histoire. Profitant de la relativité des récits moyenâgeux, imprégnés de croyances et de superstitions, il en joue, invente, jusqu’à s’immerger dans la fantasy. Le sujet est propice au mélange des genres, on y croise des sorcières, de la magie, des possessions et toujours l’ombre des dieux qui font tant défaut aux hommes que ces derniers n’y croient plus et s’en détournent pour aller chercher la rédemption ailleurs. Vie contre vie fait le récit du progrès en mouvement, cherche l’espoir dans la connaissance, dresse une cartographie des idées et en démontre la continuité. Il fait parler les hommes, les plantes, les animaux. Il fait parler la vie. Les fils s’entremêlent et le récit acquiert en complexité et en densité. J’avais trouvé Âme époustouflant, Vie contre vie est encore plus impressionnant. L’écriture est magnifique et l’auteur livre, pages après pages, des moments de littérature saisissants. Extraordinaire.
Le dernier texte ouvre l’avenir à la chimie, à l’électricité et aux machines. Ce n’est qu’un début. Le troisième volume est attendu avec impatience.
D’autres avis : Gromovar,
- Titre : Vie contre vie
- Série : Histoire de la souffrance (2/3)
- Auteur : Tristan Garcia
- Edition : Gallimard, 30 mars 2023
- Nombre de pages : 704
- Support : papier et numérique