
À l’occasion de la sortie de Vie contre vie, deuxième roman d’une trilogie racontant l’Histoire de la souffrance, immense fresque de Tristan Garcia publiée dans la collection blanche chez Gallimard, l’éditeur a eu la gentillesse de me faire parvenir le premier, Âmes, et le deuxième volet. Note à moi-même : penser ici à redéfinir « gentillesse », car s’il faut bien apprécier la générosité du don, il serait fort naïf d’oublier qu’il s’agit de faire lire ce livre là, soit une histoire de la souffrance. Et putain ça fait mal !
Et donc Âmes, histoire de la souffrance 1. Quatre destins qui se répètent à l’infini, avec quelques variations dues à l’époque, mais dans un éternel recommencement comme une condamnation à une souffrance intimement liée à l’existence. C’est le récit de l’humanité depuis sa naissance, avant même, dans tout ce qu’elle a de violent, sale et douloureux que propose Tristan Garcia dans Âmes, histoire de la souffrance 1, en onze chapitres et autant d’histoires qui se suivent à des âges différents. Il y a deux milliards d’années, pour le premier et très court chapitre, puis 530 millions, 160 millions, – 39000 quelque part en Europe, -2950 en Mésopotamie, -1251 en Méditerranée, -479 en Chine, 33 en Judée, 336 en Inde, 587 à nouveau en Chine, et 869 en Australie. Si on cherche une vague comparaison au sein de nos genres de prédilection, on pensera au roman Cartographie des nuages de David Mitchell. À chaque itération, Tristan Garcia puise dans les contes et légendes, dans les textes fondateurs, et dans l’Histoire. Le livre est érudit, jusque dans la profusion de détails, mais le corps au centre du maelstrom est celui des personnages. C’est ce corps, celui de ceux qui subissent et non celui de ceux que l’histoire officielle retient généralement, qui est mis au supplice pages après pages. Ce corps il est affecté par la maladie, rongé, dépossédé ou livré à la vie en pièces détachées – il manque des bouts -, par la violence qui est exercée sur lui, une violence polymorphe. Ce corps là il chie, pisse, suinte et saigne, il tremble et tombe, se décompose et pue. Et à la fin, il meurt. Toujours.
« pluribus diebus dolore cruciatur »
Mais la souffrance n’est pas que physique, elle est aussi morale voire métaphysique et religieuse (on croise un certain nazaréen). L’auteur est avant tout philosophe, on ne l’oublie pas. Il aborde toutes les souffrances. Ces corps et les âmes qui les habitent temporairement souffrent à l’unisson. La peur, le doute, le désir (inassouvi), l’espoir (trahi), la vengeance (toujours mauvaise), la culpabilité, l’humiliation, la désillusion… ce sont les sentiments qui meurtrissent les âmes. Les hommes affrontent les hommes, les bêtes et les dieux dans un duel toujours perdant. Tristan Garcia inscrit le caractère de ses personnages le long de grandes lignes, mouvantes, couplées à des couleurs (que l’annexe rappelle, au cas où) au nombre de quatre : le bleu, le rouge, le vert, le jaune. On y ajoutera le noir et le blanc pour certains personnages secondaires qui s’associent à des fonctions.
Tristan Garcia, dans ce projet immense et cruel, renoue avec une tradition littéraire un peu oubliée par la littérature blanche, mais qui est toujours vivace parmi les littératures de l’imaginaire puisque c’est là que ces dernières trouvent leur source, celle du grand récit, du récit épique. Âmes, histoire de la souffrance 1 est un roman qui se pose à la lisière des genres, entre littérature classique, roman philosophique et fresque imaginaire. Je m’attends à ce qu’il se projette dans le futur et donc la science-fiction dans le dernier tome. (Note à l’auteur : cher Tristan, vous me décevriez si vous ne le faisiez pas.)
C’est un récit au long cours, dans ce qu’il vise et dans ce qu’il donne à lire. Pour l’aborder, j’ai dû faire des pauses, m’investir dans d’autres lectures en parallèle. Me reposer l’âme et le corps. Les mots sont crus, l’écriture tranchante et les images brûlantes. Si vous êtes des lecteurs qui souhaitent des « trigger warnings » en avant-propos, sachez que ce roman coche toutes les cases. C’est une lecture violente – certaines scènes sont à la limite du supportable, mais c’est évidemment attendu dans une histoire de la souffrance. Ce premier tome laisse à genoux, pantelant. On espère la catharsis par la suite. Mais d’ores et déjà, on sait qu’on est là en présence d’une œuvre unique, ambitieuse, hors norme. De la grande littérature.
« — Pourquoi ?
— Parce que ça ne s’arrête jamais. »
Et ils reprirent le mouvement.
FIN. »
D’autres avis : Gromovar,
- Titre : Âmes
- Série : Histoire de la souffrance, tome 1
- Auteur : Tristan Garcia
- Edition originale : GdF, Gallimard, 10 janvier 2019
- Edition lue : Poche, Folio, 30 mars 2023
- Nombre de pages : 688
- Support : papier et numérique
Aaaaah oui! Super que tu parles de ce projet. J’avais été vraiment ébloui et déboussolé à sa lecture. Tous ces morceaux de vivants et personnages m’avaient tenus chaud pendant les premiers jours de janvier 2019. Je craignais que la suite ne voie jamais le jour, tant les lecteurs étaient craintif fasse au pavé et/ou au mot « souffrance » du titre.
J’espère que ton hypothèse-souhait d’un dernier volume purement SF verra le jour. Ce serait effectivement une conclusion ambitieuse ! Mais je crois que Garcia s’y est déjà essayé dans Les cordelettes de Browser, alors tu as peut être juste eu un éclair de clairvoyance…
Chouette billet en tout cas!
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Merci ! Vraiment, s’il attaque la fin en SF, je fonds complètement.
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Et le second volet est tout aussi remarquable. Vivement le dernier … j’espère avant 4 ans.
A lire aussi du même auteur 7, roman/nouvelles bien emballant aussi dans un genre fantastique où l’on voit apparaître des extraterrestres.
Son livre philosophique paru récemment (Laisser être et rendre puissant) est d’ailleurs très bon et dépoussière la métaphysique.
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