
Le 28 septembre, Albin Michel a publié, hors collection de genre, un roman d’une absolue radicalité. Ce roman est Léopard noir, loup rouge de l’auteur jamaïcain Marlon James qui a reçu le prix locus du meilleur roman d’horreur en 2020. Il s’agit d’un roman de fantasy dont le cadre est une Afrique imaginaire que quelques indices d’ordre géographique, culturel et religieux identifient clairement comme le continent que l’on connait, une Afrique moyenâgeuse comme on parlerait d’une Europe moyenâgeuse pour désigner la fantasy classique et blanche qui voit des chevaliers combattre des dragons. Cette Afrique imaginaire est peuplée de créatures extraordinaires, de pouvoirs magiques, de sorciers et de guerriers, de croyances et de mythes. L’Afrique, continent générateur de fantasmes, a depuis longtemps été le cadre fécond de récits imaginaires dans les œuvres littéraires et/ou cinématographiques d’auteurs, africains ou autres, utilisant les mythes comme source d’inspiration. L’originalité n’est ainsi pas forcément dans le cadre, mais dans la voix. L’originalité du roman de Marlon James est dans sa forme narrative qui tranche radicalement avec le récit classique ou moderne, européen ou américain, pour s’inscrire dans la tradition orale des griots. Là encore, certains me diront que ça a déjà été fait par d’autres. Je ne sais pas, je n’ai pas lu tous les livres. Ce qui est certain, c’est que je n’avais jamais lu un livre comme celui-là.
Incipit : « L’enfant est mort. Il n’y a plus rien à savoir. »
Le récit est celui de Pisteur, un homme sans autre nom affublé d’un don, celui de posséder un odorat lui permettant de traquer une proie aussi loin et aussi longtemps qu’il le faut, jusqu’à l’obsession. Ce récit il le fait depuis la prison dans laquelle il est enfermé à un inquisiteur. Pisteur lui raconte l’entièreté de sa vie, sa jeunesse, ses souffrances, ses haines, ses amours déballés au fil des chapitres. Les premiers sont des contes, qui à la fois plantent le personnage dans tous ses excès, et le monde dans toute sa cruauté. Le récit est sombre, très sombre. Léopard noir, loup rouge n’est pas un roman pour les enfants. Pisteur n’est pas un narrateur fiable. Sur le mode oral, il dit, redit, se répète et se contredit. Enjolive, se place au centre, déforme les faits, digresse, cache et ment mais dit tout ce qu’il a à dire. C’est par son regard, ses mots, ses perceptions et ses émotions, complexes et cruelles, sa propre quête d’identité, lui qui en est dépourvu, qu’on accède à l’histoire.
L’histoire est celle d’une quête, comme dans tout roman de fantasy qui se respecte, qui voit Pisteur rejoindre un groupe de mercenaires à la recherche d’un enfant. C’est l’histoire de ces personnages extraordinaires, un homme-léopard changeant de forme à loisir, un géant, une sorcière, une déesse…, une panoplie de personnages hauts en couleurs, magiques, mythiques, venus de divers horizons dans cette Afrique imaginaire et de différentes cultures. N’ayant pas été circoncis à l’âge requis, Pisteur lui-même est considéré du point de vue des traditions mi-homme mi-femme. Les histoires des personnages s’entrecroisent, se font et se défont. Ce sont des histoires de trahisons et de mensonges car nul n’est qui il prétend être au sein de ces mercenaires inévitablement appelée à exploser. Dans cet univers, les relations amoureuses ou amicales sont cruelles, les haines sont tenaces. Et derrière la quête, au-delà de l’enfant, il y a le grand récit des luttes de pouvoirs qui largement dépassent les humains et les non-humains. Le bien, le mal, la morale ne sont pas les moteurs du récit.
Pour entrer dans cet univers sombre à souhait, où la violence est la vie, où les mythes sont réalités et où le dit est plus important que le geste, il faut oublier sa propre culture, son histoire, sa logique, ses référents. Le trait de génie de Marlon James est de déconstruire le récit pour réinventer le monde et son langage. La lecture de Léopard noir, loup rouge est éprouvante à plus d’un égard et aussi étourdissante qu’elle est hypnotique. Léopard noir, loup rouge est un livre total, entier, qui invente ses propres raisons et sa propre existence. C’est un geste littéraire radical, et en cela un livre indispensable. C’est une voix nouvelle, originale, qui ouvre un univers littéraire qui est désormais à explorer. Un tournant, peut-être, sans doute, on l’espère.
Il existe une suite, pour le moment non traduite, et la saga doit se décliner en trilogie. L’histoire sera dite par d’autres personnages, d’autres subjectivités.
D’autres avis : Justaword, Gromovar,
- Titre : Léopard noir, loup rouge
- Auteur : Marlon James
- Traduction : Héloïse Esquié
- Publication : 28 septembre 2022, Albin Michel, sous la direction de Francis Geffard
- Nombre de pages : 704
- Support : papier et numérique
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