
Ted Chiang m’a conseillé de lire Particle Theory, un recueil de nouvelles d’Edward Bryant. Enfin, quand je dis « il m’a conseillé », je devrais plutôt dire « il nous a conseillé », car nous étions plusieurs. Ou plus exactement, Ted Chiang a répondu à une question de Nicolas Martin dans l’émission La Méthode Scientifique sur France Culture en indiquant que ce recueil avait beaucoup inspiré sa propre écriture. Vous pouvez d’ailleurs la réécouter ici : Ted Chiang, l’inspiration.
Edward Bryant est un auteur américain de la New Wave peu connu, né en 1945 et décédé en 2017. Il a principalement écrit des nouvelles. En 1972, il a fondé un atelier, le Northern Colorado Writers Workshop, auquel notamment un certain Dan Simmons a appartenu. (Celui-ci évoque Edward Bryant dans l’interview publiée dans le numéro 101 de la revue Bifrost qui lui est consacrée.)
Il est intéressant de constater que Ted Chiang, nouvelliste majeur de la hard-SF moderne, trouve inspiration chez un écrivain de la New Vave (ou plutôt de la vague qui a suivi selon Jean-Daniel Brèque), mouvement littéraire apparu dans les années 60 et 70 en réponse au Pulp et à l’Âge d’Or. J.G. Ballard déclarait ainsi en 1962 qu’il était temps que la science-fiction tourne le dos à l’espace, aux voyages intergalactiques et aux extra-terrestres. Dès lors, ses auteurs s’inspirèrent des questions sociales contemporaines comme la libération sexuelle, l’usage des drogues, la politique, les discriminations sociales, les préoccupations naissantes sur l’écologie, tout en mettant l’accent sur l’expérimentation littéraire et en se tournant vers la soft-SF plutôt que vers les sciences ou la technologie.
Si on retrouve la préoccupation littéraire et sociale qui caractérise les écrits de la New Wave, il y a aussi chez Bryant un vrai intérêt pour la science en tant que source d’abstraction et de poésie. C’est une approche qu’on retrouve chez Ted Chiang. Mais chez Ted Chiang la science est au cœur du projet littéraire en tant que concept, en tant que sujet même, comme chez Greg Egan, et pas seulement en tant que matériau générateur d’images. Il y a de plus un côté très sombre chez Bryant qu’on ne rencontre pas de façon aussi marquée chez Chiang. De ce point de vue, certaines de ces nouvelles m’ont plutôt évoqué, toute raison gardée, Rich Larson (publié cette année chez Le Bélial’, avec le recueil La Fabrique des lendemains).
Dans l’introduction du recueil, Edward Bryant raconte qu’il n’a jamais pu publier un texte dans la revue Analog tant que John W. Campbell en était l’éditeur. Il n’y a que lorsque Ben Bova le remplaça qu’il a pu y faire accepter son premier texte « Particle Theory ».
Particle Theory est un recueil de 12 nouvelles publié en 1981. Six d’entre elles ont été traduites et publiées en France dans les années 80. Deux ont reçu le prix Nebula du meilleur texte court (« Stone » en 1978 et « giANTS » en 1979). La plupart relèvent de la science-fiction, sauf trois (« Teeth Marks », « Strata » et « The Hibakusha Gallery ») qui appartiennent plutôt au registre du fantastique, ou de l’horreur.
Les douze textes sont liés par des thématiques récurrentes : la mort – tous en parlent d’une manière ou d’un autre -, mais aussi la sexualité, les rêves et autres hallucinations, et le contexte social.
Particle Theory (1977)
Il s’agit d’un texte écrit suite à un défi lancé par Damon Knight invitant un petit groupe d’écrivains à reprendre un cliché de la science-fiction et à le détourner pour en faire une nouvelle histoire. Edward Bryant a reçu comme contrainte de s’appuyer sur l’idée de Ray Cummings que les atomes qui composent la matière pouvaient être des systèmes solaires microscopiques. (C’est une idée qu’il a mis en œuvre dans le roman The Girl in the Golden Atom que vous pouvez lire ici si le cœur vous en dit.)
“Death is as relativistic as any other apparent constant.”
Nicholas Richmond est un journaliste scientifique renommé qui apprend à 50 ans qu’il a un cancer de la prostate. Il accepte de servir de cobaye à une technique alors en développement à Los Alamos, l’hadronthérapie, qui consiste à bombarder les cellules cancéreuses de particules subatomiques pour les détruire. Cela ne sera pas sans conséquences. Le texte peut se lire à plusieurs niveaux. Comme une métaphore ou en premier degré. Dans les deux cas, cela fonctionne très bien.
The Thermals of August (1981) (En chevauchant les courants thermiques, Fiction n°326, OPTA, 1982)
Futur proche. Mairin est pilote d’aile volante. Ce sport dangereux consiste à se faire lâcher accroché à une sorte de deltaplane depuis une montgolfière et à redescendre au sol en effectuant des figures, voire en affrontant un adversaire. Au premier jour de la compétition locale, Mairin voit une autre pilote chuter et se tuer. L’image va la poursuivre. La libération sexuelle est un des thèmes centraux de la nouvelle. L’autre étant la fascination de la mort.
“I see the woman die, and the initial beauty of the event takes away my breath.”
Hayes and the Heterogyne (1974) (Tourmaline Hayes et l’Hétérogyne, Univers n°16, J’ai lu, 1979)
Texte véritablement étonnant pour sa manière d’aborder la sexualité, la question du genre, et le dépassement de la nature biologique humaine. Le récit se déroule dans la cité de Cinnabar, comme d’autres textes de Bryant. L’auteur en fait un endroit hors de notre temps et de notre espace. Un ailleurs où tout individu peut être ce et qui il veut. Dans ce texte, Bryant y projette un étudiant, américain moyen des années 60, pour le confronter aux possibilités de Cinnabar. Nombre de romans de SF récents qui s’intéressent à la question du genre ne vont pas aussi loin que Bryant.
Teeth Marks (1979) (Les Dents du passé, Fiction n°313, OPTA, 1980)
Il s’agit d’un texte beaucoup plus classique, qui relève du fantastique avec une histoire de maison hantée et de souvenirs traumatisants. On peut le lire à différents degrés, et notamment comme une critique sociale. Il ne m’a pas passionné.
Winslow Crater (1978)
Il s’agit d’une poésie graphie de quelques lignes. Amusant, sans plus.
Shark (1973) (Requin, Parmi les morts, Livre de poche, 1980)
« Shark » est une histoire d’amour horrifique qui se situe dans un avenir proche. Sur fond de sordides expérimentations militaires destinées à utiliser des animaux marins comme arme, la nouvelle s’intéresse à une histoire d’amour entre Marcus Antonius Folger, un océanographe spécialiste des requins, et Valérie, une femme aux fantasmes carnassiers. En fond, on y trouve évidemment une sévère critique du militarisme.
Precession (1980)
« Precession » est l’un des textes du recueil dans lequel la poésie scientifique s’exprime le plus ouvertement, entre hallucinations et perceptions conscientes de l’univers. Il s’agit d’une histoire d’amour soumise aux cruelles implications de la deuxième loi de la thermodynamique. C’est un joli texte qui explore les possibilités de l’écriture.
Stone (1978) – Prix Nebula (Chant de pierre, Fiction n°338, OPTA, 1983)
Futur proche. « Stone » raconte l’histoire d’une célèbre chanteuse de blues à travers les yeux de son technicien de scène. Le personnage est inspiré de Janis Joplin et l’idée de la nouvelle est venue à Bryant après qu’il ait vu un concert de la chanteuse. Là encore, c’est une histoire d’amour aux conséquences dramatiques.
Strata (1980). (Strates, Fiction n°321, OPTA, 1981)
« Strata » est une histoire fantastique, de fantômes, où se mêlent exploitation minière, écologie, et défense des terres sacrées des natifs américains. Le récit se situe dans le Wyoming natal de Bryant. Il met habilement en parallèle les formations géologiques du Wyoming avec la stratification des vies personnelles des personnages de l’histoire et la tendance des fantômes du passé à ressurgir. Mais là encore, c’est assez classique.
The Hibakusha Gallery (1977)
Hibakusha est le mot japonais qui désigne les survivants des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki. Il raconte l’histoire d’un ancien officier ayant servi à bord du B-29 Bockscar qui lâcha Fat Man sur Nagasaki en août 1945. Des années plus tard, il est le directeur d’une entreprise développant le nucléaire civil. À la veille d’une audition qui va décider de la construction d’une centrale nucléaire en Californie, il est assailli de cauchemars dans lesquels il est poursuivi par les fantômes des hibakusha.
giANTS (1979) – Prix Nebula
“giANTS” s’inspire du film Them! de 1954 dans lequel des fourmis devenues géantes après avoir été irradiées envahissent le désert du Nouveau Mexique. Ici Bryant utilise la science, et la loi d’échelle (lorsqu’on double la dimension d’un corps, sa masse est multipliée par 8) pour détourner l’idée. Si la conclusion est inattendue, c’est un texte dans lequel, encore une fois, la caractérisation des protagonistes est plus importante que l’histoire elle-même.
To See (1980)
Le dernier texte est à nouveau un texte très poétique. On pourrait le résumer en ces termes : et si Star Maker d’Olaf Stapledon était écrit comme une lettre d’amour ? Il s’agit d’un très beau texte qui n’est pas sans rappeler non plus The Server and the Dragon d’Hannu Rajaniemi, texte que l’on retrouvera au sommaire du numéro 101 de Bifrost sous le titre Le Serveur et la Dragonne et une traduction d’Apophis.
Les nouvelles rassemblées dans le recueil Particle Theory sont de qualité inégale. Certaines sont surprenantes, d’autres poétiques. C’est une lecture agréable, les textes présentés sont de bonne facture, notamment en ce qui concerne les techniques d’écriture utilisées. Certains dialogues sont magistraux. Toutefois, du point de vue des thématiques abordées ou des concepts science-fictifs, ils accusent les outrages du temps qui passe. Certains plus que d’autres. Pour le lire en 2021, il faut s’intéresser à l’histoire de la science-fiction ou aux inspirations d’un auteur comme Ted Chiang. Intéressant donc mais pas fondamental.
- Titre : Particle Theory
- Auteur : Edward Bryant
- Première édition : octobre 1981 chez Timescape/ Pocket Books
- Langue : anglais
- Nombre de pages : 252
- Formats : papier et numérique
Merci pour le clin d’œil !
Concernant les Hibakushas, j’ai récemment appris l’existence d’un certain Yamaguchi Tsutomu, en voyage d’affaires à Hiroshima le jour de l’explosion, qui y a survécu, et a décidé de rentrer chez lui à… Nagasaki, où il a à nouveau survécu à la deuxième explosion atomique, avant de vivre jusqu’à l’âge avancé de 93 ans (il est mort en… 2010). C’est une anecdote qui m’a sidéré, littéralement, pour la combinaison de chance de cet homme et de son incroyable malchance (rentrer à Nagasaki après avoir survécu à Hiroshima, faut le faire). C’est la seule personne dont a la certitude absolue qu’elle a survécu aux deux explosions, même si, qui sait, il y en a peut-être d’autres.
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C’est incroyable cette histoire !
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« si Star Maker d’Olaf Stapledon était écrit comme une lettre d’amour »
C’est ajouté à ma liste de nouvelles à lire 🤤
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Hello et Merci pour les découvertes !
juste pour vous signaler l’intrusion d’une petite coquille dans le paragraphe « Particle Theory (1977) »
: « The Girl in the Golden Atom que vous pouvait lire ici si le cœur vous en dit ».
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Merci pour la coquille ! C’est corrigé.
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