Le Livre de M – Peng Shepherd

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Le 17 Juin, Le Livre de M, roman de l’autrice américaine Peng Shepherd, sort chez Albin Michel Imaginaire. Si la fonction d’une chronique sur un blog littéraire est de guider le lecteur dans ses choix, alors il me faut ouvrir celle-ci en révélant une chose que peut-être l’éditeur et certains lecteurs ne voudraient pas voir révélée : Le livre de M est un roman de fantasy post-apocalyptique. Voilà, c’est dit. Fouettez-moi, mais je ne voyais pas comment faire autrement qu’indiquer le genre littéraire auquel le roman appartient car en avoir connaissance avant de s’y lancer peut éviter à nombre d’entre vous une déconvenue en cours de lecture, car la suspension d’incrédulité demandée n’est pas la même dès lors qu’on sait quelle porte on ouvre. Il est d’ailleurs notable qu’Albin Michel ait souhaité dépouiller la couverture du livre des oripeaux qui signalent habituellement son appartenance à la collection Imaginaire de la maison, pour le proposer dans un format différent, plus à même, peut-être, d’attirer un public large et de surprendre. C’est le type de tours de passe-passe visant à jeter un voile pudique sur un genre que les lecteurs habituels des littératures de l’imaginaire ont tendance à déplorer, à raison, et qui fait qu’on aurait presque voulu ne pas l’aimer – car sur l’Epaule d’Orion, on est tatillon – mais ce n’est pas le cas. Qu’Albin se rassure, le livre surprendra ses lecteurs d’où qu’ils viennent.

Le Livre de M est le premier roman de Peng Shepherd. Il ne fait aucun doute dans mon esprit qu’il était nécessaire qu’il soit traduit et publié en France. C’est tout d’abord un roman bien écrit, qui possède une originalité folle, des tripes et une colonne vertébrale. Il n’est pas exempt de défauts, notamment dans sa construction et ses rebondissements, ses improbabilités, ses coïncidences, ses déséquilibres. Long, il présente un ventre-mou, des scènes qui m’ont semblé avoir une utilité discutable ; il aurait très certainement pu être dégraissé. Mais tout ceci est secondaire : Peng Shepherd vous fait lire 600 pages en trois jours, sans que jamais aucune ombre ne s’interpose entre le récit et votre désir de poursuivre.

« Pourquoi fallait-il que les ombres soient ce lieu du corps où gisent les souvenirs ? »

L’histoire est celle d’une pandémie impossible. Un jour de célébration religieuse, le Jour sans Ombre, lorsque le soleil se trouve exactement au zénith, un jeune homme du nom d’Hemu Joshi se trouve au marché aux épices de Pune à Mandai en Inde. Comme tout le monde présent en cet endroit en cet instant, il voit son ombre disparaître, mais lui ne la retrouve pas. Dans les heures qui suivent, il est un phénomène, fascinant pour les télévisions du monde entier. Mais rapidement, de phénomène de foire Hemu devient le patient zéro d’une épidémie qui s’étend, d’abord en Inde, puis dans le monde entier. Perdre son ombre n’est peut-être pas si effrayant, mais avec part la mémoire et donc l’humanité. Ainsi la pandémie se fait apocalypse.

C’est bien une histoire de survie post-apocalyptique que Le Livre de M raconte, à travers le destin de quatre personnages principaux.

Il y a Maxine Webber et Orlando Li Zhang. Le couple se trouve dans un hôtel isolé de Virginie, au mariage de deux amis, lorsque l’Oubli, ainsi qu’on l’appelle désormais, frappe Boston, puis les Etats-Unis dans leur ensemble. Le groupe des invités se sépare petit à petit, mais Max Et Ori restent là, s’organisant pour survivre dans un monde qui lui se désorganise. Jusqu’à ce que Max perde son ombre et finisse par disparaître. Ori part sur les routes, à travers les Etats-Unis pour retrouver Max. Sa quête constitue une grande partie du roman, celle du chevalier blanc à la recherche de sa princesse. De Max nous aurons aussi le témoignage, elle aussi sur la route. Sa quête est une lutte contre sa propre disparition. Leur histoire commune est une histoire d’amour qui tente de survivre à l’oubli. (Il est d’ailleurs amusant de voir ce que Peng Shepherd va en faire.)

Il y a Mahnaz Ahmadi. Naz est iranienne, championne de tir à l’arc venue à Boston pour s’entraîner pour les Jeux Olympiques. Elle aussi devra prendre la route, survivre, rejoindre un groupe de survivants au sein duquel elle se fera vite une place grâce à ses talents de guerrière. Elle est l’amazone, forte et libre.

Enfin, il y a l’amnésique. Ayant totalement perdu la mémoire dans un accident de voiture avant l’Oubli, il en est naturellement immunisé. Son destin va être singulier. Dans un roman de science-fiction post-apocalyptique, ce rôle aurait été joué par une IA, née le jour de l’apocalypse, s’élevant à la conscience et cherchant à guider des hommes qu’elle ne comprend pas. Ici, il sera un espoir pour les autres, avec ou sans ombre.

Il y a aussi de nombreux personnages secondaires auxquels Peng Shepherd, et c’est là son talent, arrive à donner une épaisseur que certains personnages principaux dans d’autres romans n’ont jamais. En se plaçant toujours très justement, soit à hauteur d’homme, à hauteur de souvenir, ou à hauteur de dieu, selon les chapitres, Peng Shepherd fait vivre chaque scène, chaque espoir, rendant touchant des personnages qu’on ne croise que quelques pages. Ces destins croisés tendent tous vers La Nouvelle-Orléans, nouvelle Jérusalem dont il est dit qu’elle les accueillera tous, les sans-ombres et les indemnes.

Le Livre de M est un conte. Il possède une dimension mystique, Peng Shepherd s’inspire librement des religions hindouistes, aussi d’éléments chrétiens, sans pour autant qu’il verse dans la religiosité.  L’autrice reprend la symbolique de l’ombre – le double, la part obscure – pour en faire le centre de la mémoire, le dépositaire de la personnalité, du rapport à l’autre et au monde, à sa réalité tangible. Les sans-ombres en oubliant change le monde, littéralement, ils modifient la réalité. Mais est-ce là un pouvoir, une transcendance ou une malédiction qui mène à l’oblitération ? Dans la fin– cette fin qui ne laissera personne intacte, qu’on l’apprécie ou pas – Peng Shepherd bouscule le questionnement sur le lien entre l’individu et la mémoire, renversant son roman sur la tête. Courageux, inattendu, déstabilisant.

Drôle de livre que Le Livre de M. Difficile à lâcher, original et déstabilisant, c’est un livre qui échappe tellement à sa propre ombre qu’il en devient difficile à saisir. Si c’est un roman de science-fiction post-apocalyptique que vous attendez, je vous dirais fuyez, non, attendez, revenez, oubliez. Il ne faudra pas trop se poser de question, ni attendre de réponse quant à vos chances de survie à l’apocalypse, juste se laisser porter par le récit que Peng Shepherd propose, vers un ailleurs littéraire. Les questions viendront plus tard.


D’autres avis : Le chien critique, Gromovar,  Au Pays des Cave Trolls,  Un papilllon dans la Lune, Yuyine, Xapur, Bookenstock, Chut… Maman lit, Le choniqueur, Les notes d’Anouchka, RSFblog,


Titre : Le Livre de M
Auteur : Peng Shepherd
Publication : 17 Juin 2020, Albin Michel Imaginaire
Traduction : Anne-Sylvie Homassel
Nombre de pages : 592
Format : papier et ebook


18 réflexions sur “Le Livre de M – Peng Shepherd

  1. Je ne suis tombé que maintenant sur ta chronique que maintenant (je crois que je gère mal mes abonnements WordPress, je ne vois pas passer toutes les chroniques des blogueurs que je suis) que j’ai commencé le roman, et wahou, j’étais sûr que le roman relevait de la Fantasy, merci à toi de le mettre en avant !
    En tout cas, le fait qu’il t’ait plu m’encourage vivement à le continuer, merci beaucoup pour ta chronique 🙂 .

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