Bienvenue à Sturkeyville – Bob Leman

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Bob Leman est inconnu en France. Ne vous flagellez pas de n’avoir jamais croisé son nom, ou en tout cas pas pour cette raison (je peux vous en fournir d’autres si vous le souhaitez). Il n’a écrit que quinze nouvelles et onze ont été traduites en français et publiées dans la revue Fiction entre 1977 et 1988. Les éditions de la librairie Scylla ont choisi de faire découvrir l’auteur aux lecteurs français en lançant une campagne de financement participatif en début d’année 2019 pour sortir un recueil de six nouvelles, dont deux inédites, traduites ou retraduites par Nathalie Serval, ce qui donne une cohérence à l’ensemble, et illustré par Stéphane Perger à la couverture, et Arnaud S. Maniak pour les dessins intérieurs. Le résultat final, Bienvenue à Sturkeyville, est un très bel objet, vraiment. Je remercie d’ailleurs Xavier Vernet de la librairie Scylla de me l’avoir envoyé. J’avoue un faible pour le bébé vampire qui accompagne La Quête de Clifford M.

Les six textes sont liés par la géographie. Ils se déroulent tous dans la petite bourgade de Sturkeyville qui se trouve perdue quelque part aux pieds des Appalaches. C’est le décor classique de cette Amérique rurale qu’on retrouve partout dans la littérature américaine, aussi bien chez Clifford D. Simak que chez Howard P. Lovecraft, ou plus près de nous chez Stephen King ou Robert Jackson Bennett, ainsi que dans films et séries. Sturkeyville a sa banque, ses mines et sa fonderie, ses bourgeois et ses ouvriers, tous issus de familles ancestrales et incestueuses. C’est l’Amérique des pionniers qui ont posé leur sac depuis trop longtemps. Ce qui ne bouge plus s’enracine et finit par pourrir. Sturkeyville a l’odeur de la moisissure et de l’eau croupie, le goût de la décrépitude physique autant que mentale. Le temps y produit des monstres. Ce sont six nouvelles monstrueuses que propose Bienvenue à Sturkeyville. Elles appartiennent à mon avis plus à l’horreur qu’au fantastique car il n’y a jamais aucun doute ni autre interprétation possible. Les faits sont là, insistants. Ce serait pure folie que de ne pas y croire.

La Saison du ver (1988)

La femme d’Harvey Lawson était un ver. Phrase d’ouverture qui, je vous avais prévenu, ne laisse aucun doute. Car il ne s’agit pas d’une image, non, la femme du pauvre Harvey est vraiment un ver, monstrueux, sorti du fond de la cave et qui s’est installé là dans sa vie et celle de son fils en prenant la place de sa femme dont on préfère ne pas savoir ce qu’elle est devenue (pour notre plus grand malheur, nous le saurons). Le père finira par trépasser et ce sera au tour du fils de subir la tyrannie de la créature. Elle vit un cycle, et lui est là, immobilisé, terrassé, sans pouvoir s’enfuir, ni de sa maison ni de Sturkeyville. J’ai trouvé cette nouvelle plutôt moyenne, mais elle lance le recueil. Le temps et l’immobilité seront les thèmes qui imprègnent les pages du recueil comme le mycélium du Rhizopus stolonifer pénètre la croûte du pain oublié.

La Quête de Clifford M. (1984) – inédit

Bram Stoker s’est fourvoyé. Le vampire n’a rien d’humain. C’est un mammifère qui lui ressemble vaguement à l’âge adulte (les petits sont assez laids), se reproduit de manière sexuée (vous aimeriez savoir ? Tant pis pour vous.), et a besoin de sang humain surtout en période de gestation. Clifford M. est une de ces petites horreurs, recueilli bébé par un chasseur qui a jugé bon de fracasser le crâne de ses frères et sœurs à coup de crosse. Il s’est échappé, a grandi, s’est fait passer pour un enfant et est devenu humain, ou presque. Mais la solitude le ronge, comme Glomerella tucumanensis ronge la canne à sucre, et il part à la recherche de ses semblables. Sa quête l’amène inévitablement à Sturkeyville. Il pensait trouver l’amour, mais qu’espérez-vous trouver à Sturkeyville ? Il s’agit là d’un astucieux retournement du mythe des vampires. Dans tes dents Bella Swan !

Les Créatures du lac (1980)

A Sturkeyville il y a un lac. Vous faites comme bon vous semble, mais je ne recommande pas le pique-nique sur les rives. Parfois le mal qui ronge les habitants de Sturkeyville vient d’ailleurs, mais une fois sur place, il n’en repart plus, trouvant là le terreau pour s’épanouir. Le capitaine Feester en sait quelque chose. Ou plutôt l’aurait su s’il avait vécu. Il est arrivé par la mer, de retour de Chine où lui et son équipage avaient contracté une maladie qui les a tous décimés, sauf le capitaine Feester. Banni de la marine, il s’installe à Sturkeyville, épouse une fille de la ville et se fait construire une maison au bord du lac. Ses quatre filles sont monstrueuses. Toute la famille disparait, mais la malédiction reste et s’accroche, comme le Coniophore des caves, et poursuit pendant des générations ceux qui cachent et entretiennent le secret. A Sturkeyville, si rien ne bouge, tout se transforme. J’ai trouvé cette nouvelle particulièrement réussie.

Odila (1987)

Si rien ne bouge, tout se transforme, c’est certainement ce que vous diraient aussi les membres dégénérés de la famille Selkirk qui hantent un hameau à proximité de Sturkeyville, ils sont là depuis toujours, certainement depuis trop longtemps, marginaux repoussés hors de la ville par les habitants qui préfèrent ne pas les y croiser. Je les comprends et vous les comprendrez aussi. C’est donc avec surprise que le narrateur apprend que son ami d’enfance, à plus de soixante ans, va épouser une Selkirk. Est-elle seulement qui elle prétend être ? Parfois le mal s’échappe de Sturkeyville et se répand tel la Schizophyllum commune.

« Car pour être honnête, j’aurais préféré ignorer que ces excroissances blafardes sont mes petits-cousins. »

Loob (1979)

Et là, on touche au parfait. Bob Leman raconte Sturkeyville, tout ce que Sturkeyville aurait pu être et qu’elle n’est pas, il dresse un portrait de la haute société et de la basse. Toutes les promesses non tenues, l’horizon des possibles jamais atteint, sous l’œil témoin de Loob. Loob n’est ni fou ni idiot, il voit des choses invisibles aux autres. Je parlais plus haut du temps et de l’immobilité. Là, ce qui affecte Sturkeyville, c’est l’immobilité dans le temps. La ville enfermée dans une boucle temporelle. C’est l’histoire de l’Amérique de la Grande Dépression, c’est l’histoire de l’Amérique rurale : « Après avoir nettoyé sa carcasse jusqu’à l’os, les vautours abandonnèrent Sturkeyville à son sort ». Et Loob. « Chaque génération parait plus tarée que la précédente, et Loob est le fruit ultime de cette évolution ». Quel texte ! Il éclaire tout le recueil et là, à ce moment, vous savez de quoi parle Bob Leman depuis le début. Il anoblit l’ensemble comme Botrytis cinerea anoblit le  riesling.

Viens là où mon amour repose et rêve (1987) – inédit

Et puis le recueil se referme sur une belle histoire. Une histoire terrible, une histoire de deuil, une histoire d’amour au-delà de la perte de l’être cher qui hante les lieux, qui hante la vie. Une histoire où plus personne ne peut comprendre que là, tout n’est qu’amour, même au-delà, quand tout est perdu.

La composition du recueil est fine. Les textes ne sont pas présentés simplement suivant l’ordre de leur composition. Ils sont présentés de manière à vous piéger dans Sturkeyville et l’oeuvre de l’auteur. Et que ce recueil est bel et bon !


D’autres avis : Albédo, JustAWord, Quoi de neuf sur ma pile, RSF Blog, Le Dragon galactique, Touchez mon blog, Un papillon dans la Lune, Outrelivres, Au pays des Cave Trolls, Nevertwhere, Yuyine, Les chroniques du chroniqueur, Lorhkan,


Titre : Bienvenue à Sturkeyville
Auteur : Bob Leman
Publication : Editions de la libraire Sylla (1 février 2020)
Traduction : Nathalie Serval
Nombre de pages : 185
Format : papier
Prix : 20€


11 réflexions sur “Bienvenue à Sturkeyville – Bob Leman

  1. je n’ai jamais pensé à faire une œnologie en rapport avec le vin de cette façon (heu pardon! je voulais dire analogie!) .
    Je suis entièrement d’accord avec toi Loob est une pépite. J’ai été assez déroutée initialement par la première nouvelle, la saison du ver, que j’ai adoré. enfin, toute proportion gardée!
    Ce sont mes 2 préférée du recueil.

    Aimé par 1 personne

    1. Vous êtes plusieurs à avoir particulièrement apprécié la première nouvelle. C’est celle qui m’a le moins touché. Par contre, je suis d’accord avec toi, sa qualité est de nous plonger directement dans l’horreur, sans aucune transition. (Mais en fait, je me dis que si elle m’a moins touché, c’est peut-être justement parce que je n’y étais pas préparé…)

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