Stella Maris – Cormac McCarthy

Accompagnant The Passenger, dont je vous parlais au début du mois, Stella Maris constitue le second volet d’un diptyque romanesque, et le dernier roman écrit par Cormac McCarthy avant sa disparition en juin dernier. Tout comme The Passenger, j’ai lu Stella Maris dans sa langue de publication originale, l’anglais. Mais ces deux titres ont été traduits en français et sont disponibles aux éditions de L’Olivier depuis mars et mai 2023, respectivement. Étonnement, ce sont deux traducteurs différents qui ont œuvré sur la version française : Serge Chauvin pour Le Passager et Paule Guivarch pour Stella Maris. J’ignore les raisons de ce choix mais cela peut éventuellement se justifier artistiquement dans la mesure où ce sont deux livres très différents, dans le style et la construction.

Vous êtes en droit de vous demander pourquoi je vous parle de littérature blanche sur un blog habituellement dédié à la science-fiction, voire à l’imaginaire de manière plus générale. C’est une critique en creux. Si je m’intéresse à Cormac McCarthy en particulier, c’est en réaction à la production science-fictive actuelle, principalement anglosaxonne, qui me parait extrêmement formatée. Il y a des raisons purement commerciales au formatage de l’écrit, mais aussi, et de manière plus profonde, des raisons liées aux méthodes d’écriture dispensées dans différents ouvrages qui font référence en la matière. Voilà comment on écrit de la fiction. Le phénomène est peut-être moins marqué en France mais il atteint un niveau catastrophique dans la littérature anglosaxonne. Bref, on s’ennuie beaucoup à lire la production actuelle qui réserve peu de surprises. Dans le camp adverse, on trouve Cormac McCarthy. Lorsqu’il écrit The Passenger et Stella Maris, l’auteur a 89 ans et clairement, il n’en a plus rien à faire de plaire ou non. Il livre un héritage de la littérature américaine contemporaine.

Deux livres très différents donc. J’avais dit de The Passenger qu’il s’agissait d’un roman complexe, volontiers obscur, dans lequel on ne comprenait pas toujours tout, et qui se détournait de la notion même d’intrigue et de résolution. The Passenger racontait l’histoire de Bobby, le frère, dix ans après la mort de sa sœur, Alicia.

Rage is only for what you believe can be fixed. All the rest is grief.

Stella Maris présente, dix ans plus tôt, en 1972, le point de vue d’Alicia, alors qu’elle est internée à sa propre demande dans une maison de soins psychiatriques où elle a été diagnostiquée schizophrène paranoïaque. Elle a tout juste 20 ans et est un génie des mathématiques. Elle s’apprête à se suicider. Stella Maris est un antiroman. Le texte est constitué de neufs entretiens entre Alicia et son médecin psychiatre. Uniquement des dialogues en mode questions réponses. C’est le moyen pour Cormac McCarthy d’exposer comment Alicia voit le monde, et à la façon qu’il a de dispenser les aphorismes, on est en droit de penser que c’est aussi son cas. Les mots d’Alicia sont marqués par un profond cynisme. Cynisme qui aurait une part de ridicule s’il s’exprimait sous la plume d’un jeune auteur, à la manière des écrits de Cioran qu’on lit avec ferveur lorsqu’on est adolescent et qui font sourire plus tard, mais qui sous celle d’un auteur de 89 ans prend le relief d’une sagesse désabusée acquise au fil des décennies. S’il fallait trouver une morale au roman, ce serait que le monde et l’existence n’ont aucun sens, pas plus que les moyens mis en œuvre pour tenter de le comprendre.

That I haven’t wound up chained to a cellar wall or burned et the stake is not a testament to our ascending civility but to our ascending skepticism. If we still believed in witches we’d still be burning them.

Le succès du livre de Cormac McCarthy tient en très grande partie dans son personnage principal, Alicia. C’est un personnage comme on ne rencontre très peu dans les livres. C’est elle qui dirige les interviews de la première à la dernière page. Elle maitrise complètement son destin. On a lu tellement de livres, ou vu de séries, qui ont pour personnage principal un supposé génie. L’auteur en général se contente de dire qu’il a un QI de 250 et trois doctorats, avant de nous montrer le type le plus crétin qu’on ait jamais vu. Le souci est qu’il est difficile de créer un génie crédible quand on ne l’est pas soi-même. Cormac McCarthy lui y parvient, avec éclat. Alicia est crédible, autant comme génie des mathématiques qui a abandonné la discipline que comme schizophrène qui nie au monde tout forme de réalité tangible.

Dans Stella Maris, il est question de mathématiques, beaucoup. Tant d’un point de vue théorique qu’historique. Certaines pages seront dans doute indigestes pour le lecteur qui n’a que faire des mathématiques. Cormac McCarthy ne fait pas semblant, il entre de plein pied dans le sujet et à l’évidence a beaucoup lu sur la question. Bien qu’ayant quelques notions de mathématiques, je dois avouer avoir conduit ma lecture avec Wikipédia ouvert à mes côtés pour arriver à suivre. McCarthy invoque de nombreuses figures historiques dans son propos, et implique l’état des connaissances pour construire une métaphysique de l’horreur qui se cache sous la surface de la réalité. L’une de ces figures historiques qui revient souvent dans les récits d’Alicia est le mathématicien Alexandre Grothendieck, avec lequel elle partage de nombreux points communs. Mais elle parle aussi de Platon, Kant, Berkeley, Wittgenstein, ou Bertrand Russel.  De physique, de l’évolution, de musique et bien sûr de la bombe atomique.

That there is little joy in the world is not just a view of things. Every benevolence is suspect. You finally figure out that the world does not have you in mind. It never did.

Avis aux âmes sensibles, il est aussi question de suicide et Alicia fait sur plusieurs pages le récit très détaillé des sensations éprouvées lors d’une noyade. C’est éprouvant.

Stella Maris fonctionne en miroir, une multitude de miroirs. Tout d’abord, c’est le récit en miroir de the Passenger. Un jeu de miroir s’impose aussi comme règle des neufs entretiens et, en leur sein, les théories mathématiques et philosophiques sont exposées comme autant de miroirs à une conception du monde et de la vie. Il conviendra de le lire suivant l’ordre de publication, après The Passenger.

Le résultat ? Un très grand livre.


  • Titre : Stella Maris
  • Auteur : Cormac McCarthy
  • Publication originale : 6 décembre 2022, Picador
  • Publication française : 5 mai 2023, Olivier, trad. Paule Guivarch
  • Nombre de pages : 192 (VO), 256 (VF)
  • Support : papier et numérique

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