Je vous parlais il y a quelque temps d’un nouvel auteur, Emmanuel Brière Le Moan, à l’occasion de la mise en ligne d’une nouvelle à contrainte Borgésienne, lue (et appréciée) dans l’attente de la sortie de son tout premier roman, Conte des cinq sens, publié en juin dernier chez Flatland. Ne me restait plus qu’à lire ledit roman, chose faite à la faveur des congés estivaux.
Futur lointain. Plénitude de 8aJ34. L’humanité est en fin de course. Pour continuer d’exister, une transformation radicale est nécessaire, envisagée, accomplie par 8aJ34. Il doit cesser d’être un individu et devenir plénitude. D’humain, il sera fait forêt, abandonnant l’empire des sens pour accéder à celui d’autres perceptions, globales. C’est le point de départ de Conte des cinq sens qui se présente comme un fix-up, le regroupement de textes courts s’inscrivant au sein d’une histoire commune, mais il s’agit d’un vrai roman qui utilise la forme de la nouvelle pour opérer des sauts à la fois narratifs, autorisant ainsi les ellipses temporelles entre chapitre, et stylistiques. De plus, la chronologie du récit est faite à rebours, et propose un voyage dans le temps. Le récit se fait à travers les expériences de divers individus, diverses époques, qui, pour une raison que l’on découvrira au cours des pages, voient leur existence et leur rapport au monde marqué par une altération de l’un des cinq sens habituellement accordés à l’humain : l’odorat, pour Peter en 2055, le goût, pour Luis-Kenzo en 2040, l’ouïe, pour Emily en 1955, la vue pour Wilfried en 1891, et enfin la toucher pour Augustin en 1867.
Six chapitres, plus un épilogue, se succèdent ainsi, formant un récit-cadre qui est celui d’une famille sur plusieurs générations. Plus qu’un simple artifice narratif, ce chemin rétrograde permet d’isoler le lien depuis l’aboutissement vers son origine et de lui donner sens, plutôt que l’y perdre dans les embranchements infinis des existences séparées. La temporalité éclatée du récit permet aussi à l’auteur d’accomplir ce qui se révèle être le propos metatextuel de l’œuvre, à savoir rendre hommage aux littératures de l’imaginaire à travers les siècles. Pour chaque époque, et chaque récit, Emmanuel Brière Le Moan a choisi d’adapter un style d’écriture à un sous-genre des imaginaires. On passe ainsi du cyberpunk, à la hard-SF façon Egan, au fantastique et à l’horreur, puis au récit historique. Enchâssant un peu plus encore son histoire pour la replier sur elle-même, l’auteur va même jusqu’à en expliquer le principe dans un chapitre central, véritable nexus du roman, par une mise en abîme aussi ludique qu’elle noie un peu plus la notion de temps pour en faire l’une des questions sans réponse de l’étrangeté du roman. Bref, il s’amuse beaucoup !
Ce premier roman n’est toutefois pas sans défauts (c’est le propre des premiers romans, et il faut bien que le critique ait quelque chose à critiquer pour justifier de son existence). Certains dénouements auraient mérité plus de développement, et certaines facilités scénaristiques (ou raccourcis) auraient pu être évitées par des contraintes plus tendues sur l’équilibre des choses dites, des choses montrées, nécessaires ou pas à la compréhension du lecteur. Mais on sent qu’Emmanuel Brière Le Moan avait beaucoup à raconter dans ce livre relativement court, et que son envie de célébrer largement la littérature qui l’inspire a dirigé la construction de ce roman, original par son approche, et fort prometteur pour la suite. Une fois évacué l’enthousiasme des hommages, on l’attend désormais pour une prise de position plus avancée dans le domaine de l’imaginaire.
PS : Le Nocher des livres propose sur son blog une interview de l’auteur, qu’il est préférable de ne lire qu’à la suite du roman.
- Titre : Conte des cinq sens
- Auteur : Emmanuel Brière Le Moan
- Publication : 28 juin 2024, Flatland, coll. La Fabrique d’horizons
- Nombre de pages : 144
- Support : Papier (9 €) et numérique (3 €)
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