Légationville – China Miéville

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Légationville est un roman de l’auteur britannique China Miéville publié en anglais sous le titre Embassytown en 2011, puis traduit en français par Nathalie Mège et publié en 2015 chez Fleuve. C’est à la suite de la lecture de Comment parler à un alien? de Frédéric Landragin, livre de vulgarisation scientifique récemment publié chez Le Bélial’, que j’ai eu l’envie de lire ce roman. Frédéric Landragin le présente comme l’un des  exemples récents les plus réussis de linguistique-fiction. Le roman a en outre un joli palmarès puisqu’il a été considéré pour le prix Nébula 2011, le Hugo 2012, et le Arthur C. Clarke 2012. Il a remporté le Locus 2012. Cela a évidemment éveillé ma curiosité et pour coller au plus près du sujet, j’ai lu la version originale du texte. Embassytown, donc.

Résumé en trois mots, Embassytown est un planet-opera usant de linguistique pour parler de colonialisme.

L’univers connu.

Comme un océan, l’espace-temps est constitué de surfaces et de profondeurs, les unes et les autres agitées de courants, de calmes et de dangers. Élégamment, Miéville utilise les termes allemands machmal (parfois) et immer (toujours) pour nommer la surface et la profondeur. L’humanité a appris à naviguer l’immer et ses courants profonds, parcourant ainsi les années lumière. Elle s’est dispersée à travers l’univers, devenant ainsi une nouvelle espèce, homo-diaspora. Elle a rencontré des espèces extra-terrestres qu’elle côtoie le plupart du temps en bonne intelligence. Mais on ne traverse pas impunément l’immer. Alors que les passagers doivent être plongés dans une stase (sopor) leur permettant d’échapper aux désagréments de l’immersion, certains humains sont sélectionnés et formés pour être navigateurs de l’immer. Ceux-là restent conscients et éveillés durant les longs voyages interplanétaires, guidant le transport à travers l’immer, évitant les balises plongées dans les profondeurs et qui en indiquent les dangers. Avice Brenner Cho est une immerseuse. Originaire de la petite planète Arieka, elle l’a quittée jeune pour monnayer ses talents de navigatrice. China Miéville a choisit de ne pas faire de son roman un space-opera, et de ne pas développer plus avant cet univers pourtant prometteur, mais de retourner avec Avice sur Arieka, quelques années après qu’elle en soit partie.

Arieka, planète opera.

La planète Arieka se trouve aux confins de l’univers connu, à la frontière de l’immer, dans la zone d’influence politique de la planète Bremer. Les habitants indigènes sont les Ariekei (Arièkans dans la traduction française). Il s’agit d’une espèce intelligente et consciente ; en SF, et surtout dans le sillage de Peter Watts, il convient de faire cette distinction. D’apparence et de structure corporelle insectoïde, pourvus d’un exosquelette de chitine, ils sont plus communément nommés par les humains vivant sur Arieka, les Hôtes. Ils ont développé une technologie complexe, mariant la biologie et la mécanique. Leurs villes sont vivantes. Les humains sont regroupés sous la protection d’un dôme d’air respirable dans une enclave diplomatique, un comptoir d’échanges technologiques et économiques, Embassytown (Légationville). C’est là qu’Avice est née et retourne.

Deux autres espèces extra-terrestres vivent aussi à Embassytown. Malheureusement, Miéville n’en parlera que très peu, les reléguant au rang de figurants fondus dans le décor, et ce de manière assez incompréhensible au vu des événements qui vont se dérouler.

La cohabitation entre les humains et les Arieki se fait sur la base de respect et d’échange technologique, et d’incompréhension quasi-complète. Il s’agit là du point central du roman de China Miéville : la linguistique. Les Arieki sont des êtres polyvocaux. Munis de deux « bouches », ils parlent à deux voix entrelacées, utilisant une langue non symbolique, dans laquelle les mots sont leur propre référant, et non signifiants. Il ne peuvent ainsi exprimer que des choses qui sont réelles, existent dans le présent. Ils ne possèdent pas d’écriture. Pour élargir leurs moyens de communication, ils mettent régulièrement en scène des situations dans lesquelles ils impliquent un humain, qui devient alors une comparaison, un élément de langage. Avice Brenner Cho, est ainsi devenue enfant une comparaison, « la fille qui mangeât ce qui lui fut donné ». Il s’agit bien de comparaison et non de métaphore. La métaphore nécessite un degré d’abstraction du langage dont les Arieki sont incapables. Une métaphore est un mensonge. Les Arieki ne peuvent dire que la vérité tangible.

Polyvocaux, les Arieki ne comprennent qu’un langage parlé à deux voix, par un seul esprit. Pour communiquer avec eux, les humains ont ainsi dû créer des clones, élevés ensemble, quotidiennement remis en phase, et qui sont les seuls à pouvoir parler le Langage et être compris. Le simple langage humain, monovocal, est perçu par les Arieki comme du bruit. Les clones humains sont les Ambassadeurs (Légats dans la traduction française). A l’image du langage bivocal des Arieki, ils portent des noms composés, comme VinCal (pour les clones Vin et Cal) ou JoaQuin. L’éducation des clones est en outre le monopole d’Embassytown, ce qui lui donne un pouvoir certain face à Bremer. Considérant la situation reculée et stratégique aux limites de l’immer d’Arieka, Bremer va envoyer sur place un nouvel Ambassadeur, qui n’est pas deux clones, mais deux individus différents, pourtant capables de parler le Langage. Cette aberration va déclencher une dissonance et intoxiquer les Arieki. Les conséquences seront dévastatrices, plongeant la planète dans un conflit armé.

A l’instar de nombreux récits de SF qui parlent de linguistique, les bases de l’histoire comme sa résolution font appel à l’hypothèse de Sapir-Whorf, charmante mais désormais considérée comme erronée,  qui implique que le langage contraint la pensée. Dans ce récit, le Langage est considéré tour à tour comme élément d’oppression, de la part de colonisateurs humains, et d’instrument de libération dans son dénouement. C’est là la thématique sous-jacente d’Embassytown.

Une narration dans la tourmente

Embassytown donne à lire une bonne histoire de science-fiction, et de linguistique-fiction, mais qui souffre d’une mise en place excessivement laborieuse.

« Translation always stops you understanding. »

China Miéville fait le choix d’une plongée sans ligne de rappel dans son univers. Le récit est donné à la première voix par Avice, dans cet univers qu’elle connait, et s’abstient de délivrer une quelconque information au lecteur. Miéville utilise de très nombreux néologismes, termes propres à l’univers et qui ne sont jamais expliqués, dont beaucoup n’apparaissent qu’une ou deux fois et n’ont donc aucune importance conceptuelle (à la différence du roman [anatèm] dans lequel les néologismes ont un sens qui participe  au récit). Ici, il s’agit de faire mal, et de mettre en avant les difficultés de la communication avec l’étranger. On aura bien saisi l’idée, mais il faudra dépasser les 100 premières pages du livre pour commencer à comprendre l’univers d’Arieka, et la moitié  des 400 pages du roman pour qu’il commence à s’y passer quelque chose. Cette mise en place, longue et  très théorique, est… longue et très théorique. Il y a des auteurs qui ont une idée remarquable et ne savent pas où l’emmener. China Miéville sait où il veut aller mais peine à incarner son idée pour y emmener le lecteur.

Passé les 200 pages, les choses s’accélèrent et le roman devient récit. Le conflit entre les humains (mais où sont donc passés les deux autres espèces qui habitent Arieka ?) et les Arieki sera résolu par la linguistique. Là encore, des faiblesses pointent car cette résolution, dans sa redoutable efficacité et sa vélocité, semble pour le moins téléphonée.

Conclusion subjective et lapidaire

Faut-il lire Embassytown ? Oui, c’est un roman qui est unique dans ce qu’il propose. L’univers est travaillé et original, l’aspect linguistique est remarquable, et le roman est intellectuellement engageant. De par son approche de la linguistique, il s’inscrit indéniablement dans la branche hard-SF, quand bien même il s’agit ici de science dite « molle ». Mais il est aussi inutilement complexe, difficile à aborder, et franchement mal foutu dans sa progression. Je ne peux m’empêcher de penser que China Miéville est passé là à côté d’un grand roman.


D’autres avis sur la blogosphère : Lorkhan, Gromovar, Soleil Vert, Yogo le Maki, Symphonie.


Titre : Embassytown (Légationville)
Auteur : China Miéville
Publication originale : 2011
Traduction : Nathalie Mège pour Fleuve (2015)
Nombre de pages : 416 (544 pour la VF)
Format : papier et ebook
Prix : Locus 2012


20 réflexions sur “Légationville – China Miéville

  1. J’avais bien aimé ce Planet Opera surtout dans sa première partie, ca patine un peu sur la fin mais c’est quand même très bon. Comme quoi nous n’avons pas du tout eu la même approche.

    Faudrait que je me penche sur ces autres écrits mais ils sont plus « Fantasy » et là j’ai un peu peur de me perdre…

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    1. Ah mais moi aussi j’ai aimé. Mais il m’a fallu relire les 100 premières pages une fois le livre terminé pour comprendre ce qu’il y avait raconté. Par exemple, on ne comprend (en tout cas moi) que très tardivement cette histoire de comparaison. Je trouve cela inutilement compliqué.

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  2. C’est toujours pareil avec Mieville: c’est un auteur à l’imagination flamboyante, extrêmement ambitieux dans ses appétits littéraires, mais qui a du mal à cerner ses sujets et qui laisse son écriture obscurcir son propos. Cela dit, je préfère un génie foutraque et inaccessible à un auteur banal mais à l’écriture limpide (même si je comprends ceux qui ont l’opinion inverse).

    Très intéressante critique, passionnante à lire, merci!

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  3. C’est dommage, c’est tentant sur la thématique linguistique… Mais ayant eu globalement de mauvaises rencontres littéraires avec l’auteur, je crois que je vais m’abstenir, mon plaisir en prendrait certainement un coup. ^^’

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  4. Après Plusieurs tentatives – et je tiens à souligner que j’ai lu les romans jusqu’au bout. J’en ai conclu que j’étais China-incompatible. Je ne m’ennuie pas, mais je n’accroche pas vraiment, et j’ai l’impression de lire plus par devoir que par plaisir. Or, la lecture étant une évasion et non pas une obligation,… je laisse le monsieur de côté.
    (livres lus : Perdido Station, The city&the city, Kraken).

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  5. C’est le premier Miéville que j’ai lu, et l’expérience m’a laissée à la fois fascinée et perplexe. Un concept que j’ai trouvé super intéressant, mais il faut vraiment s’accrocher au début pour ne pas refermer le bouquin. Je pense quand même réitérer l’expérience (City and the City ou Perdido, je ne sais pas encore).

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