Sister-Ship – Elisabeth Filhol

Parmi les maux qui affligent la science-fiction en France, l’image qu’elle a d’elle-même n’est pas des moindres. « Notre club » se lamente depuis toujours d’être ostracisé, voire méprisé, par la littérature blanche et ses thuriféraires, mais baisse les yeux immanquablement lorsqu’il traverse le quartier Saint-Germain. Parfois, oui, il bombe le torse et revendique en festival comme aux Utopiales de Nantes qui cette année encore a enregistré une fréquentation record. Mais il ne peut s’empêcher de s’émouvoir – jusqu’à la petite larme au coin de l’œil – quand la littérature généraliste, ses auteurs et des éditeurs, vient s’encanailler sur ses terres, comme s’il s’agissait là de la reconnaissance tant attendue, de l’adoubement enfin ! On s’en fout, dirais-je. La science-fiction n’a rien à prouver quant à sa pertinence.

C’est en lisant Sister-Ship, par exemple, roman d’Elisabeth Filhol publié chez P.O.L. en 2024, qu’on apprécie la distance parcourue par la science-fiction à l’égard de la littérature généraliste lorsqu’elle s’essaie au genre. Cette distance se compte en parsecs.

Le roman s’ouvre sur un discours prononcé le 17 novembre 2082, lors de la clôture de la 133e édition du congrès international d’astronautique à Darwin, en Australie. Lee Wang, directeur de l’Agence spatiale internationale, y annonce un programme d’envergure qui verra le lancement de trois vaisseaux spatiaux à destination de Titan. Véritable arche de Noé des temps futurs, la mission vise à transporter jusqu’à la surface de la lune glacée de Saturne cinquante-trois cuves refroidies à l’azote liquide et contenant le patrimoine génétique d’un million d’espèces terrestres dans l’espoir de les préserver pour… qui mettrait la main dessus à l’avenir.

Le 12 janvier 2097 commence le journal de bord des cinq astronautes embarqués sur l’un des trois vaisseaux, l’Olympic. Le Titanic, entièrement robotisé, a été envoyé un an plus tôt pour préparer le terrain. L’arrivée sur Titan est prévue en juin de la même année, grâce aux bons soins de Milena, l’IA qui pilote l’Olympic. Du troisième, le Gigantic, nous ne saurons rien.

Les chapitres alternent les deux temporalités. D’un côté, les passages du discours de Lee Wang retraçant l’ambition du programme, sous la forme d’un exposé qui sans doute cherche à rendre hommage à la grandeur d’une telle entreprise, mais se révèle pour le lecteur aussi lénifiant et pompeux qu’il est possible de l’être. De l’autre, le récit de voyage aussi vide de matière que l’espace qui les entoure, de cinq astronautes transparents, sans relief, sans enjeux, sans tensions. Car il ne se passe rien : ils partent, ils voyagent et ils arrivent sur Titan. Fin.

Accordons à l’autrice le mérite d’assumer pleinement la part science-fictive de son récit, de clamer l’intérêt du récit scientifique, mais aussi de ne pas avoir eu pour ambition de s’adresser à … « notre club ». Sister-ship  évite soigneusement d’emprunter les voies, pourtant évidentes au lecteur féru de récit d’aventure et de science-fiction, qui s’ouvrent à lui, et reste en retrait, refusant les antagonismes, les tensions, préférant le confort de la lettre d’intention à la mise en danger et au vertige. Pour le lecteur de SF, Sister-ship n’a pas de direction et manque singulièrement d’ambition. Le propos est certes scientifiquement documenté mais le voyage ne mène nulle part. Si bien que lorsqu’on lit dans les pages de Telerama : « Aux manettes d’un ambitieux laboratoire littéraire, Élisabeth Filhol, […] tire les conséquences de cette hypothèse, rarement interrogée sérieusement et dans laquelle sont pourtant investis des millions de dollars », on s’étrangle. Il suffira de relire les premières pages de Mars la Rouge de Kim Stanley Robinson pour constater ce que la littérature de science-fiction sait produire lorsqu’elle s’empare de ces sujets.

Quant à Sister-Ship, je ne saurais vous en recommander la lecture. Ce roman ne s’adresse tout simplement pas aux lecteurs de ce blog.

PS : une première version de ce billet a été publié dans le numéro 116 de la revue Bifrost en octobre 2024.


  • Titre : Sister-ship
  • Autrice : Elisabeth Filhol
  • Publication : 22 août 2024, P.O.L.
  • Nombre de pages : 320
  • Format : broché (20 €) et numérique (14,90 €)

9 réflexions sur “Sister-Ship – Elisabeth Filhol

  1. Par contre, je ne savais pas que Télérama était devenu une référence en SF…
    Y a t’il eu une bascule dans un autre univers parallèle au nôtre, pour que ce soit le cas ?
    Étrange…
    Humouristique en tout cas, pour ma part ^^

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  2. « (…) se lamente depuis toujours d’être ostracisé, voire méprisé, par la littérature blanche« . Pas mieux! J’écoutais un podcast de « mauvais genre » ce matin (invitée : Naomi Novik): c’est quand même cocasse de se prélasser sur France Culture et de continuer à s’imaginer comme un genre marginal. A un moment, l’animateur ne peut s’empêcher de citer Bioy Casares pour suggérer que Scholomance a sans doute été influencé par L’invention de Morel. Novik était vaguement amusée. Je me demande si les anglosaxons qui œuvrent sur le même créneau souffrent du même syndrome de l’imposteur. Probablement pas (?).

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  3. Ohlala le fail !
    Je ne comprends pas l’intérêt de venir sur nos terres si c’est pour offrir quelque chose d’aussi vide et insipide a priori…
    Si on ne connaît pas, on se renseigne avant. Je spécule, mais jai l’impression que certains sont gonflés de leur prétendu talent et croient pouvoir tout écrire in-extenso… v.v

    Aimé par 1 personne

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